Chapitre 17

Par AliceH
Notes de l’auteur : Communisme et biologie au programme de ce chapitre.

Louise avait pu dormir relativement bien. Arsinoé, pas du tout. Il culpabilisait énormément de ne pas avoir été aux côtés de Dewey et d'avoir laissé la jeune femme se débrouiller seule face au danger. Une fois le soleil levé et les Hulotte debout, il fit un brin de toilette dans la salle de bains (ça avait été toute une aventure pour avoir l'eau courante, il y a de cela plusieurs années (1). En sortant, il tomba nez à nez avec Louise qui sortait des toilettes.

 

– Je voulais– dirent-ils au même instant. Toi d'abord, continuèrent-ils.

– Je voulais m'excuser de vous avoir lâchés hier, commença Arsinoé. Je sais que j'ai… C'est en partie ma faute si Dewey est parti.

– Non. Il l'a décidé de lui-même. Il était à deux doigts de m'assommer pour que je ne le suive pas. Il était déterminé à faire ce qu'il a fait. Même à deux… On aurait pas pu l'empêcher, soupira-t-elle. Je suis désolée de t'avoir crié dessus.

– Je ne t'en veux pas. Je ne suis pas des plus doués en général et en situation de crise comme hier, je deviens franchement pataud. Tu ne t'emportes jamais sans raison, contrairement à ce qu'on a pu te dire. Tu avais raison de me secouer. Alors merc-

– Désolée de t'interrompre mais tu n'aurais pas laissé couler l'eau du bain? s'alarma-t-elle en pointant la porte entrouverte du doigt. Il y a comme un bruit de clapotis.

 

Affolés, ils ouvrirent la porte pour trouver une jeune femme dans la baignoire, qui tentait de dégager la traîne de sa longue robe vaporeuse des tréfonds de la robinetterie. Une fois ceci fait, elle fixa les nouveaux venus de ses yeux sombres qui semblaient anormalement grands pour son petit visage rond.

 

– Bonjour. Êtes-vous le démon et l'humaine? demanda-t-elle d'une voix mélodieuse et chantante.

– Oui, ça doit être nous. Bonjour hum…

– Harpine. Je suis la fille aînée du Roi. Je viens vous parler de votre ami Dewey, fit-elle sans quitter la baignoire.

– Il va bien ? s'inquiéta Arsinoé.

– Il va bien. Pour l'instant. Mes sœurs et moi sommes avec lui. Père nous l'a amenés pendant la nuit et nous a dit de le distraire par nos chants et danses avant qu'il ne le reçoive. J'ai entendu dire que votre ami s'est offert à mon père en échange d'un jeune enfant.

– C'est exact.

– C'est un jeune homme très courageux.

– Que nous voulez-vous ? lança enfin Louise qui était plus que suspicieuse face à cette apparition.

– Je veux que vous veniez le sauver. C'est bien ce que vous comptiez faire, n'est-ce pas ? D'après ce que nous a conté Dewey, vous êtes des personnes très déterminées et ses plus proches amis. Cependant… soupira-t-elle en dégageant une mèche de cheveux bruns de ses yeux, ma venue ici n'est pas désintéressée. Il faut que les crimes de mon père s'arrêtent. Sa malédiction sur ses bois et sur ces gens n'a que trop duré. Sa raison s'affaiblit alors que ses pouvoirs ne cessent de grandir. Or, déraison et pouvoir ne font pas bon ménage. Venez avec moi.

 

Avant que Louise et Arsinoé n'aient pu refuser cette périlleuse mission, Harpine enleva le bouchon de la baignoire puis saisit leurs poignets pour les tirer avec elle au fond de l'eau savonneuse. Pris dans des eaux sombres emplis d'yeux brillants, parfois menaçants, aucun d'eux n'osa lâcher la jeune princesse, ni crier. Au bout de longues minutes, ils émergèrent au milieu d'une clairière terne. Le sol, les fleurs, les arbres, leurs feuilles et fruits, tout était d'un gris de cendre comme la robe d'Harpine qui sortait de l'eau noire comme l'encre. Louise et Dewey la suivirent, à présent trempés et déboussolés. Les vêtements violets de la jeune fille détonnaient dans ce décor irréel qu'aucun son ne venait troubler.

 

– Suivez-moi et faites attention à ne rien abîmer ou souiller. Vous appartiendrez à ce monde sinon, leur indiqua la princesse qui prit un chemin étroit parmi les hautes herbes.

 

N'osant pas briser le pesant et inquiétant silence, Arsinoé et Louise lui emboîtèrent le pas. Arsinoé remarqua que la jeune fille trébuchait et se cognait souvent contre racines et branches, au risque de les casser. Il se souvint que sans Goggles, elle était quasi-aveugle de son œil droit et évaluait ainsi mal les distances. Sans y réfléchir à deux fois, il lui saisit le poignet avant de passer devant elle pour la guider entre les arbres et les hautes herbes. Elle ne protesta pas. Après quelques minutes de marche, ils se trouvèrent au milieu de centaines de bouleaux. Émergeant d'entre eux, deux jeunes filles marchèrent en leur direction. L'une d'elles était la copie exacte de Harpine, la seconde ressemblait peu aux deux autres : elles était bien plus mince qu'elles, voire maigre, avec des épaules osseuses et des cheveux plus clairs. Bien que ses yeux avaient la même couleur que ceux des deux jumelles, ils étaient bien moins grands que les leurs. Sans mot dire, elle les invitèrent à les suivre. Les arbres s'écartèrent pour les laisser passer, dévoilant un long chemin qui semblait sans fin. Arsinoé frissonna, les mains moites et froides. Il devait être en plein cauchemar. Il voulait crier. Il voulait s'enfuir. Mais il voulait aussi sauver Dewey, aider Sylvage, secourir ses habitants. Il voulait à la fois quitter cet endroit empli de malheurs mais aussi s'y enfoncer pour trouver son ami. Son corps et son esprit lui envoyaient des signaux contradictoires. Il sentit la main de Louise se glisser dans la sienne, chaude et rassurante. Il se tourna vers elle pour voir qu'elle essayait de sourire bravement. Il tenta de faire de même, soudain réconforté par le fait qu'il n'était pas seul. Tous deux suivirent les trois sœurs au milieu des bois silencieux comme la mort, jusqu'à une autre clairière où Dewey était allongé au milieu d'un matelas de mousse. Harpine les rassura : il dormait, épuisé par le changement de dimension et ses émotions. Elle ajouta qu'elle et sa sœur jumelle, Anchinoé, devaient rendre visite à leur père le Roi. Elle les laissa aux bons soins de leur cadette, Lilée.

 

Celle-ci s'assit à leurs côtés et leur sourit:

 

– Vous devez avoir mille questions.

 

_________

 

Miss Fortune était assaillie de mille questions et mille doutes. Comment pourrait-elle convaincre toute une ville de se rebeller contre son dirigeant après la répression sanglante d'il y avait quelques jours à peine ? Avec un poids sur la poitrine, elle se dirigea vers la salle principale de l'auberge où se trouvaient le bar, les tables et les chaises. La réunion de suffragettes venait de commencer, et elle entendait la voix d'Hildegarde depuis les escaliers. Celle-ci était folle de rage après les dires de Martha Hilkins à son sujet ; cela se ressentait dans son ton colérique.

 

– Je n'accepterai jamais qu'une femme qui se dit féministe se prétende supérieure à une autre à cause de sa couleur, de sa classe sociale ou de ses capacités physiques ou intellectuelles ! Je quitte la LUF! Je me refuse à soutenir une Ligue qui ne me soutient pas en retour. Je suis soulagée que presque aucune de vous n'ait cotisé pour ces pimbêches ! s'exclamait-elle près du bar en déchirant sa carte de membre de la LUF. Si certaines d'entre vous pensent que la Hilkins a eu raison de me dire ce qu'elle a dit, qu'elles s'en aillent. Je ne veux pas ne serait-ce que prétendre d'être sœur avec des femmes qui parlent derrière mon dos ou comptent m'y planter un couteau dans le dos au moindre désaccord ! Je vois, sourit-elle après que personne n'ait levé la main ou quitté la salle. Je peux donc penser que nous nous soutiendrons toutes les unes les autres, même si certaines d'entre nous font face à des problèmes que d'autres n'ont pas ?

– Oui !

– Exact !

– On est avec toi !

– Je pense que Missy a besoin de notre soutien. Plus que moi, avança Hildegarde qui fit un geste en direction de la démone alors attablée aux côtés de Lola. Tu voudrais nous en parler?

– Oui, s'entendit dire Miss Fortune sans vraiment le réaliser. Volontiers.

 

Ses pieds la guidèrent jusqu'au bar où elle s'approcha d'Hildegarde qui lui offrit un petit sourire. Elle toussota nerveusement avant de balbutier:

 

– Alors… Vous savez que mon ami Sir Prize est actuellement au service du Comte d'Arbeit.

– Vendu ! cracha une ouvrière avec dégoût.

– En réalité, il veut nous aider à le renverser.

– En bossant pour lui ? ricana cette même ouvrière. Il a retourné sa veste et t'a abandonnée à ton sort ma fille, c'est tout.

– Il…

 

Miss Fortune réalisa que Sir Prize n'avait jamais nié avoir été à l'origine de la répression contre les ouvriers. Même s'il n'y avait pas participé, il y avait de fortes chances pour qu'il soit la personne qui avait révélé au Comte la date et le lieu de la manifestation. Il était à l'origine de ce triste carnage. Il avait leur sang sur les mains, et il continuait à sourire, et à être fier de lui. Il était un vrai démon: sans scrupules, sans hésitation, sans remords. Un démon comme l'Enfer en voudrait des milliers. Un démon pur jus, à l'opposé de ce qu'elle était, une pauvre démone qui sympathise avec de simples humains voués à la tristesse et à la mort. Il savait bien qu'il était plus démoniaque qu'elle, que son essence même était plus prompte à manipuler et tromper. C'est ce qu'il avait fait : il l'avait manipulée et trompée. Une rage envahit tout le corps de Miss Fortune qui serra les poings et les dents. D'un geste furieux, elle saisit le balai tout proche et cria:

 

– Tu as raison. Et tu sais quoi ? Je vais aller lui botter les fesses ! Et celle du Comte d'Orville ! Et de tous les hommes à sa solde, qui nous crachent dessus et qui nous piétinent à la première occasion ! Qui nous lorgnent, qui nous insultent, qui nous mettent la main aux fesses ou nous infantilisent ! Il va voir de quel bois je me chauffe et qui m'aime me suive !

 

Une fois dans la rue, le rouge aux joues et les yeux furieux, Miss Fortune put remarquer que beaucoup de féministes semblaient l'aimer. Elles se saisirent d'armes de fortune : des râteaux, des pelles, des tuyaux de métal, des balais, des bouts de bois… Alarmés par ce défilé de femmes en colère, plusieurs hommes leur demandèrent la raison de leur cortège. Une fois mis au courant et la surprise passée, ils rentrèrent avertir leurs amis et famille, et prendre des armes un peu plus adaptées que des manches à balai. Jean Krasczyk, le chef des syndicalistes, fut parmi les premiers à les rejoindre. Il laissa les femmes prendre la tête du cortège, avançant qu'après tout, c'étaient elles qui avaient commencé cette marche. Le groupe était encore mince à leur arrivée devant les grilles du manoir du Comte. Petit à petit, avec l'effet du bouche à oreille, il s'agrandit, s'agrandit, s'agrandit au fil des heures et à la tombée de la nuit, une foule grouillante était pressée à quelques mètres d'Auguste Orville et de ses comparses. Une partie des ouvrières s'étaient introduites dans le poste de police, assommant plusieurs représentants des forces de l'ordre à coups de pelles et poêles avant de libérer leurs chevaux. Elles avaient également « emprunté » quelques fusils (« Ça ne peut pas nous faire de mal ! » se justifiaient-elles auprès des hommes ébahis).

 

__________

 

Sir Prize regardait tous ces gens passablement en colère (et vu l'expression de certains, c'était un euphémisme) avec intérêt. Les mains derrière le dos et un sourcil relevé, il scruta leurs visages jusqu'à tomber sur celui de sa collègue : il sourit. Elle avait réussi à mettre les suffragettes et les ouvriers dans sa poche, comme il l'avait prévu. Se rappelant qu'il n'avait plus la Chronosmontre sur lui, il grimaça.

 

Quand il avait rencontré cet inconnu au Seven Sins, il avait été subjugué par sa voix, ses paroles et ses promesses. Il se considérait pourtant comme un démon difficile à corrompre ou flatter mais il avait faibli ce soir là. On lui avait promis tout ce qu'il souhaitait depuis son arrivée : de la reconnaissance, du pouvoir, de l'action. En poussant une poignée de gens à se soulever, dans une révolte sincère et implacable, d'autres les suivraient, et d'autres encore… Bien des personnes se verraient commettre des crimes voire des meurtres, et leur âme serait corrompue et appartiendrait à l'Enfer, lui apportant l'énergie dont Satan avait tant besoin. Quand Sir Prize avait voulu creuser cette question énergétique, le mystérieux démon l'avait tu d'un regard noir. Puis il avait évoqué la Chronosmontre de Luc : un beau cadeau, un artefact puissant, qui permettait de contrôler l'espace-temps à qui l'utilisait. Pourquoi ne pas s'en servir pour effectuer quelques tests sur Terre ? Mais où trouver une Porte, un de ces portails qui reliaient les mondes ? avait-il demandé. Scrupuleusement contrôlées et très peu nombreuses, les Portes étaient sous surveillance étroite de l'Administration. Non, pas toutes : il en existait des cachées, confidentielles. L'une d'entre elles se trouvait à la Bibliothèque Bibliophage, non loin de là. Retrouve moi ici demain, lui avait quasiment ordonné l'inconnu. Amène la Chronosmontre avec toi. Je te dirai comment trouver cette Porte. Sir Prize lui avait obéi. Voler la Chronosmontre de Luc avait été facile. Il avait retrouvé l'inconnu et tous deux étaient allés à la Bibliothèque. Il était tard, l'endroit était vide, la serrure facile à forcer. Pendant de longues minutes, ils avaient marché, grimpé, glissé sur des centaines d'ouvrages, jusqu'à trouver celui qui contenait la Porte: La Boîte à Monstres, un livre pour enfants. Tous deux debout sur une montagne de livres, ils avaient ouvert l'ouvrage : de ses pages émanait une lueur verte plus qu'étrange (même aux yeux d'un démon). C'était le moment de faire un test, ou plusieurs : pense à ce que tu veux faire sur Terre, la Porte te mènera où il le faut, lui avait indiqué l'inconnu encapuchonné.

 

Alors Sir Prize avait sauté. Il avait atterri dans cette ville ouvrière du Comté d'Arbeit, seul, sans argent et sans bagages. Il avait attiré la suspicion : on avait fini par le chasser. Il remonta les aiguilles de la Chronosmontre, inventa une histoire de vol : on eut pitié de lui jusqu'à ce qu'il critique les tenues abîmées des travailleurs. On le mit dehors à grands coups de pieds aux fesses. Il remonta les aiguilles, raconta sa fausse histoire de vol, compatit avec les ouvriers et alla travailler avec eux à l'Usine. Mais il se brûla gravement lors d'un incident : alors qu'il entrait en convalescence, après qu'il eut appris qu'il serait à jamais défiguré, il remonta les aiguilles, exposa son vol par un brigand, expliqua qu'il cherchait un emploi, et fut conduit à la résidence ouvrière et à l'Usine. Il provoqua un accident avec la même machine qui l'avait brûlé la fois précédente : le syndicat se saisit de l'affaire et il vit pour la première fois Auguste Orville, le dirigeant local. Il participa à la manifestation, une semaine plus tard: un policier à cheval chargea sur lui, lui brisant quelques côtes et lui éclatant la rate. Couvert de sang, il remonta les aiguilles une nouvelle fois. Et encore une fois, et puis une autre et une autre. Il avançait de plus en plus loin sans réussir à attirer la sympathie des locaux tout en s'approchant d'Orville afin d'être sûr qu'il allait être renversé voire tué. Lors de son dernier essai, alors qu'il était au bar de l'auberge, ses yeux se posèrent sur Lola Dulaurier, la propriétaire. Celle-ci disait avoir besoin d'aide pour tenir son commerce, mais que peu de personnes venaient travailler ici, et surtout peu de femmes. Ah ça, travailler avec un homme, non merci. De toute façon, aucun homme ne voudrait bosser avec elle, dans une vieille auberge où se réunissaient syndicalistes et suffragettes, à passer le balai et servir les boissons. Cela leur semblait apparemment trop peu viril. Il connaissait peu Lola, même s'il l'avait croisée plusieurs fois lors de ses essais et qu'il avait vécu sous son toit une nuit lors de sa seconde tentative de soulèvement populaire. Alors qu'il l'écoutait se plaindre, il songea à Miss Fortune, sa collègue. Une jeune démone banale, un peu trop sentimentale, mais travailleuse et loyale. Elle pourrait attirer la sympathie des travailleurs et féministes du coin, songea-t-il en reposant son verre. Moi, je m'occuperais d'Orville. Sur ces pensées, il retira deux des agrafes de La Boîte à Monstres qu'il s'était enfoncées dans le poignet gauche: elles servaient de ticket aller/retour entre le monde humain et le monde démoniaque. Sir Prize réapparut devant l'inconnu silencieux tandis que le jour se levait dehors. Il était parti plusieurs semaines chez les Hommes, mais cela n'avait duré que quelques heures chez eux. Il exposa son plan et celui-ci fut accueilli avec scepticisme : vraiment ? Votre collègue ? Vous y croyez ? Bien sûr ! Alors qu'ils descendaient la montagne de livres qui formait le rayon Littérature Jeunesse, le démon anonyme lui confia une autre agrafe. Il fallait couvrir leurs traces. Les résidus magiques de la Porte pouvaient éveiller la curiosité du bibliothécaire et dès lors, l'Administration découvrirait son existence et mettrait leur plan en danger. Plantez-les dans un démon au hasard et confiez-lui le livre : il partira chez les Hommes. Tout le monde le croira coupable de l'ouverture de la Porte. Avec un peu de chance, ça brouillera les pistes si on découvre qu'un portail a été ouvert. Faites ce que vous dis, Sir Prize. Celui-ci ne trouva rien à rétorquer. Il saisit l'agrafe, le livre et quitta le bâtiment, laissant l'inconnu derrière lui. Le matin se levait et il passait devant le Seven Sins quand il sentit une odeur de brûlé. Il se retourna : la Bibliothèque Bibliophage était en feu. Voilà qui devrait effectivement couvrir nos traces, songea-t-il. Il entendit quelqu'un s'approcher et, saisi d'une idée fulgurante, il empoigna une bouteille de liqueur à moitié vide sur le sol. Il en répandit le contenu sur son manteau et son visage avant d'avancer à pas lourds et se cogner contre ce quelqu'un . Faussement sonné, il lut son badge: « Arsinoé Nemo ». Nemo, le nom donné aux stagiaires infernaux, ces moins-que-rien, quasi sans droits et sans reconnaissance de leurs pairs. Bien que mitraillé de doutes face à la pertinence de l'idée du mystérieux démon, Sir Prize devait reconnaître que ce serait distrayant de voir ce pauvre stagiaire errer sur Terre sans savoir comment rentrer, apportant le mal avec lui. De plus, peu de gens se donneraient la peine de le rechercher si celui-ci disparaissait. Alors qu'Arsinoé l'aidait à se relever, le prenant pour un ivrogne déboussolé, Sir Prize lui enfonça l'agrafe sous la clavicule. Continuant à jouer son jeu de démon soûl sur la voie publique, il laissa le stagiaire s'éloigner et prit place sur un banc, plutôt content de lui.

 

– Mon ami ! s'exclama Orville qui venait d'entrer dans la pièce, une des deux bibliothèques du manoir. Pensez-vous que nous sommes en danger ?

– Oh non. Ils essaient de vous mettre sous pression, c'est tout, le rassura Sir Prize avec un sourire des plus convaincants.

– Mais je crois voir quelques fusils…

– Des vieilles carabines rouillées. Vous les descendriez tous en un clin d’œil par vous-même. Vous m'avez montré pas plus tard qu'hier que vous êtes un tireur hors pair.

– J'ai voulu contacter la police mais elle ne répond pas. Reza et Horace sont partis à la ville aujourd'hui et je ne suis pas particulièrement rassuré. Non pas que je ne vous fais pas confiance, mon ami ! se rattrapa-t-il. Je devrais demander à un des domestiques d'aller au poste discrètement. Plutôt une. Je pense qu'ils auront moins de scrupules à agresser une femme, enfin, s'ils ne sont pas aussi sauvages qu'ils ne paraissent l'être.

– Auguste, susurra Sir Prize, enjôleur. Je m'en charge, d'accord ? Allez dans vos appartements chercher vos armes si vous êtes si inquiet. Entraînez-vous au tir, même. Avec une vue pareille, vous pouvez facilement en descendre quelques uns.

– Vous avez raison.

 

Il détala sur ses mots, laissant le démon seul. Celui-ci descendit jusqu'aux cuisines, le visage fermé. Il semblait que le Comte était particulièrement sensible à ce qu'il lui disait et conseillait. Étrangement sensible, même. Il ignorait si c'était un pouvoir démoniaque qui se réveillait maintenant qu'il était en présence de mortels, ou si Auguste d'Orville était tout simplement idiot. Il ouvrit les doubles portes des cuisines où une jeune cuisinière préparait le thé. Quand elle vit Sir Prize, elle sursauta et en renversa un peu sur son tablier blanc. Celui-ci s'approcha d'elle jusqu'à être ce que leurs corps ne soient séparés que de quelques centimètres.

 

– Bonjour… Paula, c'est ça?

– Oui Monsieur, murmura-t-elle, la tête basse.

– Paula, regarde-moi. Bien, sourit-il une fois qu'elle eut obéi. Pas la peine de cacher ce beau visage comme ça. Paula, j'aurais besoin que tu ouvres les grilles du Manoir. Pas celles de devant, celles qui donnent vers la vallée.

– Mais- Les ouvriers! Ils en veulent à Monsieur le Comte!

– Exact. Au fond de toi, ne penses-tu pas qu'il n'aurait que ce qu'il mérite ? Ton frère et ta sœur travaillent à l'Usine, n'est-ce pas ? Je t'ai entendue en parler avec la femme de chambre d'Auguste il y a quelques jours. Ils sont ta seule famille, et tu ne les vois plus. Tu as pris ce travail de cuisinière ici pour parvenir à leurs besoins, en tant qu'aînée, et en remerciement… Tu n'as rien. Ils ne veulent plus de ton argent, et toi, tu es confinée dans ce manoir presque tous les jours de l'an. De plus...

 

Du bout des doigts, il ouvrit les deux premiers boutons de son uniforme, ce qui la fit sursauter et glapir. Le haut de sa poitrine comportait des marques violacées. Il baissa sa longue main pour prendre celle de la cuisinière.

 

– Il t'a fait énormément de mal, n'est-ce pas ? Est-ce qu'il ne serait pas juste qu'il paie pour tout ce qu'il t'a fait, et a fait à d'autres avant toi ?

 

Après s'être rhabillée, Paula prit une grande inspiration, se mordit les lèvres et déclara qu'elle allait ouvrir les grilles. Elle jeta son torchon puis son tablier à même le sol avant de quitter la pièce d'un pas fier pour ouvrir les grilles à l'arrière du Manoir. Sir Prize resta un instant perplexe. Pourquoi était-ce soudain si facile ? Il avait vu juste concernant les abus d'Orville, mais ce n'était pas comme s'il gardait ça secret. Il avait convaincu Paula étonnamment vite. Est-ce que tous les humains de cette ville étaient dociles ou était-ce vraiment un pouvoir qui s'éveillait? Son regard tomba sur le plateau d'argent, où se trouvaient une tasse en porcelaine, une théière et quelques petits gâteaux.

 

Il réfléchirait sans doute mieux une fois le ventre un peu plus rempli.

 

__________

 

Dewey se réveilla alors que Lilée finissait son histoire. Comment elle avait été retrouvée par le Roi des Aulnes dans les bois, il y a de cela bien des années. Bébé non désiré, dernier enfant d'une famille trop nombreuse et pauvre ? Ses parents biologiques n'avaient pu la garder. Ils l'avaient laissée à la merci de la forêt et de ses habitants : c'était un d'eux qui l'avait retrouvée, le plus craint et le plus puissant. Il l'avait adoptée comme sa fille, offrant à ses jumelles une petite sœur, la chérissant comme sa propre chair. Contrairement à Harpine et Anchinoé, elle n'avait aucun pouvoir, n'étant pas fille de sang du Roi. Alors que Louise allait lui demander des informations sur son étrange père, le bibliothécaire bailla. Ses vêtements jaunes et bleus s'étaient décolorés, virant progressivement au gris. Il sourit en reconnaissant Arsinoé et Louise à ses côtés:

 

– Vous êtes vraiment venus me chercher !

– Bien sûr ! Harpine nous a aidés à venir. Tu as l'air d'avoir été plutôt bien traité, commenta Louise.

– Oui, ça a été mieux que je ne le pensais. Mais j'ai eu la peur de ma vie quand on a voyagé dans cette eau noire. Et quand il m'a laissé seul au milieu de ces bouleaux. Je n'ose imaginer ce qu'il me fera si on reste trop longtemps ici. Il faut qu'on parte !

– Non ! Vous devez nous aider à l'empêcher de nuire ! implora Lilée.

– Comment on fait ça ? On lui jette du sel dessus ? De l'eau bénite ?

– Je… Je ne sais pas. Nous ne supportons plus voir notre père apporter autant de peine aux Hommes. Il a été bon. Il m'a sauvée, et il a sauvé d'autres enfants. Il est maintenant aveuglé par le ressentiment et ne fait plus la distinction entre le bien et le mal. Cela m'arrache le cœur de le dire mais… il faut le stopper, et à tout prix.

– Louise, ton avis sur la question ? s'enquit Arsinoé.

– Pourquoi tu me demandes à moi ?

– Tu veux chasser des démons et autres créatures alors tu es la mieux placée pour savoir quoi faire.

– Tu es un démon, tu dois avoir une idée aussi !

– Et bien, franchement, le pire que je puisse faire, c'est le mettre dans une boîte et mal affranchir le colis.

– C'est pas très impressionnant, commenta Dewey. Donc, Louise ? Louise, ça va ?

 

La jeune fille semblait extrêmement mal à l'aise. Ses yeux s'écarquillèrent. Elle courut à travers les arbres et s'enfonça dans la végétation, laissant ses trois compagnons seuls. Après avoir échangé un regard surpris, Arsinoé et Dewey la suivirent. Ils esquivèrent tant bien que mal racines et branches puis tombèrent sur Louise qui se cachait derrière un arbre.

 

– Vous étiez obligés de me suivre alors que je vais pisser ?!

– T'as pas prévenu aussi ! Mais ! TU SAIGNES ! s'écria Arsinoé après avoir vu du liquide rouge sur le sol et la jupe de son amie.

– Oui, comme tous les mois. On peut applaudir Mère Nature ici, j'aurais pas trouvé meilleur endroit pour commencer mes règles.

– Tes quoi ?

– Ah non, on a pas le temps pour une leçon de biologie, grommela-t-elle tout en se rhabillant. Bon, on y-

 

Elle regarda le sol gris taché de rouge vif. Son sang s'infiltra dans la terre puis dans l'herbe terne, qui tourna au rouge écarlate en un bruissement. Elle se souvint soudain des conseils de Harpine : « Faites attention à ne rien abîmer ou souiller. » La seule chose qui lui vint à l'esprit en réalisant son sort prochain fut : « Et merde ». Elle resta amorphe alors que les branches d'arbres autour d'eux se pliaient sous l'effet d'un vent soudain. Elle sentit la main d'Arsinoé sur son poignet et l'entendit lui exiger:

 

– Louise ! Frappe-moi ! En plein visage, allez !

– Quoi ? Pourquoi je ferais ça ? répondit-elle, paniquée et surprise.

– Parce que je te le dis.

– J'ai de grandes chances de te rater vu que de un, je tremble et que de deux, je vais avoir un peu de mal à viser avec 40% de vision en moins !

– Dewey, tu peux me frapper en plein visage ? Fort ?

– Probablement pas, pourquoi? s'étonna-t-il, pas sûr d'être vraiment réveillé finalement.

– Fais-le, c'est tout ! Oh et puis brun, je vais le faire moi-même.

 

Arsinoé prit une grande inspiration, recula de quelques pas et fonça dans l'arbre près duquel ils se trouvaient tous. Il tomba sur le sol avec le nez en sang. Quelques gouttes tombèrent sur le sol, juste à côté de l'herbe à présent orangée, aux pieds Louise. Au bord du malaise, il entendit la voix de Lilée s'approcher, ainsi que des bruits de pas. Une étrange musique flotta en l'air, des mains froides le saisirent doucement puis il sombra dans l'inconscience.

__________

(1) Heureusement, Kitsune avait suivi une formation « Magie et plomberie » et avait réussi ce tour de force malgré bien des difficultés.

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