Chapitre 16

Par AliceH
Notes de l’auteur : Je poste ça et je vais finir mon bouquin sur les cadavres dans les films et séries télé. Car je suis FUN.

Miss Fortune s'assit au bord de son lit et saisit son sac à main pour y chercher son poudrier. Elle le plaçait toujours dans la petite poche extérieure, prête à s'en servir si besoin. Elle y plongea sa main menue, sans rien trouver. Puis son poignet. Ce fut uniquement lorsque son bras fut enfoncé dans cette poche jusqu'au coude qu'elle commença à trouver que quelque chose ne tournait pas rond. Elle eut un déclic. Mort et Lénore avaient brièvement mentionné l'existence d'une Poche prétendument liée à Sir Prize et dans laquelle devait se trouver la Chronosmontre de Luc. Au moment même où cette épiphanie la frappait, sa main toucha un objet en métal froid et devina que ce devait être la Chronosmontre de son supérieur. Sans hésitation, elle contacta Mort. Celle-ci ne prit pas l'appel, mais sa compagne le fit. Aucune d'entre elles n'avait le temps de venir chercher l'artefact ou d'aller au Bureau des Poches, malheureusement. Elles avaient envoyé Hans Sehen veiller sur Luc, faire du camping avec lui et W.Asser III. Pendant ce temps, elles attendaient. Attendaient quoi? « Bonne question », avoua Lénore. Elles ne pouvaient pas faire grand chose. Sauf botter les fesses de Sir Prize, le ramener et le livrer à la justice. Cependant, Mort n'était pas de cet avis et elle ne voulait pas la contrarier. De plus, son plan mystérieux et sans aucun doute loufoque pouvait marcher, non?

 

Elle avait raison. Avant même que Miss Fortune n'ait pu lui répondre, Lénore raccrocha.

 

__________

 

Herr Mess était perplexe. Il se trouvait devant la Bibliothèque Bibliophage, les sourcils froncés. Qu'est-ce que c'était que ce tapis baveux ? Et cette architecture sans aucune logique ? Il s'était décidé à venir jusqu'ici après avoir mené sa propre petite enquête auprès de Brigitte, la fantôme de son service, et de Mila Dontes, dont les dents musicales jouaient une mélodie lancinante. Les larmes aux yeux, les deux postières avaient raconté qu'Arsinoé avait reçu un colis à son intention et que cela ressemblait à un livre, oui. Après avoir fouillé dans sa poubelle de bureau du jeune démon, Herr Mess avait retrouvé l'emballage de l'objet : dessus se trouvait le tampon d'un bureau proche de la Bibliothèque Bibliophage. Un voyage en taxi plus tard, il était prêt à découvrir ce qu'il était arrivé à son protégé. Il s'avança d'un pas qui se voulait assuré et reçut une bonne quantité d'encre sur la tête dès le pas de porte franchi. Sans même lever les yeux, le réceptionniste lui pointa des Paraplumes du doigt. Une fois devant le bureau fait de livres du jeune démon, Herr Mess toussota.

 

– Bonjour, Hookworm. Est-ce que vous avez vu ce démon récemment? s'enquit-il en lui collant une photo jaunie d'Arsinoé sous le nez.

- Oui, je l'ai vu, mais récemment, non.

- Et vous savez où il est allé?

- Papi, je suis bibliothécaire, pas détective privé.

- Et bien « Papi » est chef de Secteur et vous feriez bien de prendre un autre ton ! s'emporta-t-il.

- Mes excuses, Monsieur, grinça Biblis Hookworm. Il est venu il y a déjà un damné moment. C'est seulement maintenant que vous vous inquiétez pour lui? Enfin bref, il est allé en Littérature Enfantine. Ça demande une certaine forme vu la pile que ça fait. Une petite vingtaine de mètres. Il est peut-être tombé. Le Poesy Pit est très profond, vous savez.

- Comment m'y rendre?

- Vous prenez l'avenue derrière moi jusqu'au secteur Histoire, puis vous prenez l'escalier de l'Anthologie des Guerres Maléfiques. Mais les dernières marches sont un peu raides. Et attention au-

- Merci !

 

Biblis regarda Herr Mess partir à la recherche d'Arsinoé, un sourcil levé. Celui-ci était entré dans le bâtiment depuis des semaines, sans donner signe de vie ou ressortir. Il avait peu de chances d'être encore entier. Il avait du glisser sur un exemplaire de Paradise Lost et chuter tête la première dans le gouffre sans fond du Poesy Pit.

 

Arsinoé n'avait pas chuté dans le Poesy Pit. Mais Herr Mess le fit. Il dérapa sur une anthologie de poèmes d'amour puis tomba la tête la première dans ce gouffre sans fond.

 

__________

 

Lénore fit de son mieux pour sourire. Puis elle abandonna cette idée : son sourire était tout sauf naturel. Devant elle et Mort se dressaient deux agentes du Secteur 0, celui des renseignements, le plus secret de tous les services administratifs.

 

– Que me vaut le plaisir d'une telle visite? demanda sa compagne alors appuyée contre son bureau.

– Nous nous demandons si vous avez des nouvelles de Luc Ifer. Il dit être parti... camper, éructa une des deux agentes devant elles, visiblement circonspecte.

– Luc est bien parti camper. Avec W. Asser III.

– Je ne les pensais pas si proches…

– Moi non plus. Je ne pensais pas non plus que la sauce à la menthe aille si bien avec l'agneau, et pourtant.

– Et savez-vous où sont ses subordonnés ? Partis camper eux aussi ? persifla-t-elle en lissant son costume entièrement noir, chemise et boutons de manchette compris.

– Oui.

– « Oui » ?

– Oui. Ne me le faites pas répéter une troisième fois, posa-t-elle d'une voix froide.

– Madame, vous voulez nous faire croire que les trois membres du BRHH sont tous partis camper sans prévenir personne ou presque, en même temps, dans un endroit perdu, alors que l'hiver arrive ? s'enquit l'autre agente, droite comme un I.

– Exactement.

– Vous pensez que nous allons vous croire?

– Et bien oui, puisque je dis vrai, mentit-elle avec brio (ce qui l'étonna elle-même).

– Vous avez tort. Vous allez nous dire ce qu'il se passe et ce que vous cachez ou sinon...

– Sinon ? Menacez-vous un Être Supérieur et Cavalière de l'Apocalypse, Agent 11 ?

 

Inflexible, Mort traversa la pièce afin de poster près d'une des multiples portes que comportait la pièce. La main sur la poignée, elle leur ordonna d'une voix inflexible de sortir de chez elle et de ne plus jamais la menacer. Visiblement penaudes, Agent 11 et Agent 14 sortirent, la tête basse. Leurs cris leur parvinrent alors qu'elles chutaient vers une destination inconnue.

 

– J'ai failli te faire remarquer à voix haute que tu n'avais pas ouvert la porte de sortie, mais celle qui donne chez… chez qui? s'enquit Lénore, les bras croisés.

– Chez Chronos. Bonne chance pour en sortir.

– Tu as donc envoyé deux agentes des renseignements dans un lieu où le temps et l'espace sont totalement différents de ce qu'on connaît, et dans lequel elles n'ont jamais mis les pieds, les livrant à leur sort ? Et bien. Quelle cruauté, sourit-elle.

– Oh, ça va. Je suis Cavalière de l'Apocalypse, pas assistante sociale. La patience et la gentillesse, ça suffit.

– Est-ce que cela signifie qu'on peut aller chercher Sir Prize par la peau du cou maintenant?

– On peut, effectivement. Mais il serait bien de contacter Hans avant.

– Et d'aller vérifier le contenu de la Poche de Miss Fortune.

– C'est elle qui a une Poche ? s'étonna Mort.

– Je pense que son collègue lui a faite à son insu. Ce qui est un bon moment de brouiller les pistes. On a encore des choses à faire avant d'aller les rechercher.

 

__________

 

Hans Sehen se mordit la lèvre, mortifié. Cela faisait des heures qu'ils crapahutaient à travers collines et vallées. Ils arrivaient aux abords des Monts Maléfiques, là où devaient supposément se trouver Miss Fortune et Sir Prize. Mais ce n'était pas le cas, or, il ne voulait pas imaginer la colère de W.Asser III en le découvrant. Le téléphone cousu à l'intérieur de son manteau sonna et il se dépêcha de prendre l'appel à l'écart de son petit groupe.

 

– Allô?

– Hans, c'est Mort. J'en ai assez, je vais ramener nos deux démons en vadrouille, quitte à les traîner par la peau du dos. Du moins, je le ferai dès que j'aurai été chercher les papiers de Miss Fortune qui prouvent que je peux accéder à sa Poche, en espérant que l'Administration ne me mette pas hors de moi cette fois.

– Vous placez beaucoup d'espoir en notre administration. Peut-être même trop.

– Je sais.

– Je fais quoi moi? On approche des Monts Maléfiques et elle va découvrir la supercherie, murmura-t-il, affolé.

– Vous trouverez bien quelque chose. Jetez-la depuis une crête au pire.

– Mais je- Allô ?

 

Elle avait raccroché, le laissant seul et paniqué. Hans entendit ronronner et il baissa les yeux sur Raspoutine. Le chat noir avait suivi toute la conversation : il semblait lui-même abattu face à la menace qui planait sur eux.

 

___________

 

Convaincre la concierge de Miss Fortune de lui ouvrir avait été chose facile. Monter les volées d'escalier jusqu'à son appartement également. Mais trouver les papiers d'identité de la démone l'était moins. Son appartement était bien tenu, même s'il croulait sous les livres et magazines. D'une certaine manière, il lui rappelait le bureau de Luc, mais en mieux ordonné et sans poils de chat. Mort finit par trouver ce qu'elles cherchaient près d'un vase de fleurs à présent fanées. Sa compagne restait elle obstinément penchée au dessus des parfums et cosmétiques de Miss Fortune, le nez froncé, le regard perplexe. Au bout d'un long moment, elle saisit une fiole presque vide entre ses fins doigts et lut ce qui était écrit sur une étiquette accrochée par un ruban.

 

« Joyeux anniversaire, chère amie et collègue. Je sais que je peux compter sur vous – Sir Prize. »

 

Quand sa compagne se posta à son côté, elle lui fit sentir le contenu de la petite bouteille. Leur constat fut sans appel :

 

– Un Parfum de Persuasion.

– Sans aucun doute.

– Ce qui explique pourquoi elle a accepté de le suivre si facilement.

– Et pourquoi elle devient un peu plus critique envers lui chaque jour depuis qu'elle n'en porte plus, continua Lénore. Cela risque de mal se finir. Je vais voir comment elle se porte, et tu vas au Bureau des Poches.

– Oui. Le plus tôt sera le mieux. Fais attention à toi ! lui glissa-t-elle avec un baiser avant de disparaître en un courant d'air glacé.

 

Mort se retrouva à nouveau au Bureau des Poches, reconnaissable à son odeur de haricots et de naphtaline. Avec un grognement, elle saisit le ticket numéroté qui apparut devant elle. Numéro 24. Elle jeta un œil au tableau annonçant qui serait la prochaine personne à passer : le numéro 8. Elle n'allait pas risquer d'utiliser une nouvelle fois son rang pour passer devant, sa dernière expérience avec Haxeyxyxyeu l'avait définitivement échaudée. Au bout de plus d'une heure, ce fut enfin son tour. Papier d'identités de Miss Fortune en main et pleine d'optimisme à son arrivée dans le petit bureau, elle repartit abattue. Il lui fallait un mot écrit et signé de la main de la démone attestant que Mort avait le droit d'ouvrir sa Poche à sa place. Elle aurait presque pu dire qu'elle avait la mort dans l'âme, mais venant de sa part, ça aurait été étrange. Tandis qu'elle quittait le bâtiment, son regard tomba sur la Bibliothèque Bibliophage, à quelques rues de là. Puis sur deux affichettes de papier accrochées sur un lampadaire proche. Piquée dans sa curiosité, elle s'en approcha. Ses yeux s'écarquillèrent en reconnaissant Herr Mess, le chef du Secteur 1. Sous son avis de disparition et recherche, un autre représentant un démon aux cheveux bouclés. Un stagiaire.

 

Oui, elle s'en souvenait maintenant. Elle et Luc avaient été convoqués de force par Mess car celui-ci s'inquiétait de ce qui était arrivé à un de ses protégés. Alinoé ? Arsinoé ? Arsinoé, oui. Elle avait toujours considéré Arsinoé comme un prénom féminin, mais il semblait en réalité que c'était un prénom mixte. En parcourant les quelques lignes sous la photo du jeune démon, un détail la frappa : il avait disparu le même jour que Miss Fortune et Sir Prize. Elle espérait que ce dernier avait une bonne explication quant à cette coïncidence troublante.

 

__________

 

Malgré les explications de Reza Flannighan, l'ami du Comte d'Orville, Sir Prize ne comprenait pas vraiment les règles du Luftball. C'était un sport essentiellement féminin où les joueuses se déplaçaient sur des poteaux à presque deux mètres du sol puis sautaient de l'un à l'autre pour aller vers les buts adverses délimités par des poteaux et marquer. Si l'une d'elles chutait sur le sol, elle avait une pénalité de deux minutes où son équipe devait jouer sans elle. Un match durait une heure trente avec une mi-temps de vingt minutes. Il se pencha au dessus de la balustrade de sa tribune pour détailler les équipes qui prenaient un peu de repos lors de la mi-temps tout juste annoncée. Une d'elles, uniquement composée de femmes, était habillée de rouge, avec pour cheffe d'équipe une grande et belle femme noire aux longue tresses. La seconde était toute de marron vêtue avec des capuches dont la forme rappelait une tête de chouette. Leurs Goggles rondes évoquaient la forme des yeux de ses oiseaux d'où leur nom, les Owls. Leurs adversaires avaient nommé leur équipe Les filles de Amash. Qui était cette Amash, il ne savait pas et il s'en fichait, pour être franc. Il sentit qu'on lui donnait un coup de coude. Sir Prize entendit la voix faussement joyeuse d'Auguste Orville lui glisser à l'oreille:

 

– Notre connaissance commune est dans les gradins Ouest avec ses deux amies. Harold Werk a eu la gentillesse de m'en informer avant la rencontre. Je vous revois à la reprise du match.

 

__________

 

Des feuillets du syndicat et des cartes indiquant la date de la prochaine réunion dans les poches, Miss Fortune s'approcha du stand de gaufres. Elle reconnut des ouvriers présents à la manifestation ainsi que des ouvrières et femmes au foyer qui participaient aux rencontres avec Hildegarde et Lola. Sans leur jeter un regard, de peur d'attirer l'attention de sbires du comte d'Orville, elle leur enfouit ses tracts dans leurs poches de manteaux et de sacs. Quelques personnes lui adressèrent un silencieux merci et un sourire de connivence. Alors qu'elle allait reprendre sa place et rejoindre ses amies elles aussi en mission, elle se cogna contre quelqu'un.

 

– Et bien ma chère. Vous faites tout ce chemin jusqu'au stand de gaufres sans même vous en prendre une ?

 

Le petit sourire narquois qu'arborait Sir Prize la plongea dans une rage sans nom. Miss Fortune lui écrasa férocement le pied : il laissa échapper un jappement de douleur avant de se reprendre.

 

– Ces talons sont bien pointus, grimaça-t-il. Je dois vous parler.

– Je ne suis pas sûre d'avoir envie de parler à un traître, lui rétorqua-t-elle sèchement.

– Un traître ? Rien que ça ? Voyons, Missy, fit-il en baissant d'un ton, vous savez que nous ne sommes pas comme eux. Nous sommes des démons. Ces humains ne sont qu'un moyen.

– Un moyen pour quoi ?

– Suivez-moi. Trop de gens peuvent nous entendre ici.

 

Sans attendre son accord, il lui saisit le bras et l'entraîna quelques mètres plus loin, à l'abri des oreilles indiscrètes. Une fois dégagée de sa poigne, Miss Fortune le dévisagea, les yeux emplis d'une colère sourde. Cela éveilla les soupçons de Sir Prize qui se demanda brièvement pourquoi elle n'était plus aussi sensible à ses charmes. Puis il se souvint qu'elle n'avait sûrement pas emmené son Parfum de Persuasion avec elle. Voilà qui expliquait le mécontentement qu'elle affichait.

 

– J'espère que vous avez une bonne explication, exigea-t-elle, furieuse.

– Alors, oui, fit-il avant de s'éclaircir la gorge et de s'approcher d'elle, son visage à quelques centimètres du sien. Tout se passe comme je l'avais prévu.

– Pardon ?

– Mon plan, mon plan pour sauver l'Enfer… Il se passe comme prévu. Bon, il y avait beaucoup de facteurs en jeu et il aurait pu facilement tomber à l'eau, mais j'ai eu de la chance.

– Et la Chronosmontre de Luc ne vous a sans doute pas été inutile, persifla Miss Fortune, pas dupe.

– Écoutez, vous savez aussi bien que moi qu'il ne sait pas où il met la moitié de ses affaires. J'étais là quand Chronos le lui a offerte, il y a quelques années. Il ne l'a pas touchée depuis, elle était dans un de ses tiroirs, cachée sous un paquet d'intercalaires, soupira lourdement Sir Prize. Je n'allais pas laisser un artefact pareil prendre la poussière ! Quand on m'a suggéré de la prendre afin de tester son effet je-

– Qui est ce « on » ?

– Personne ! se déroba-t-il. J'ai essayé de pousser ce village à l'insurrection de moi-même plusieurs fois, mais sans succès. J'ai réalisé que je ne pouvais pas le faire seul. Que j'avais besoin de vous pour pousser ce premier domino d'une longue, longue file de changements qui bouleverseront le monde des humains et le nôtre.

– Vous n'avez pas besoin de moi en particulier. Vous n'avez fait que m'utiliser comme un vulgaire pion, en me laissant dans l'ignorance et en jouant sur mon affection pour vous afin que votre petite combine fonctionne! pesta Miss Fortune. Je refuse de continuer sur ce chemin. Je vais rentrer en Enfer, et vous avec m-

 

Elle fut stoppée dans ses reproches tout à fait justifiées par les lèvres de Sir Prize sur les siennes, où elles restèrent quelques secondes. Les trois coups de sifflet annonçant la reprise du match le fit stopper le baiser. Il s'écarta d'elle alors que quelques personnes passaient près d'eux sans leur accorder le moindre regard. Les joues d'un rose soutenu, elle bredouilla :

 

– Q-Que dois-je faire?

– Poussez la population à se révolter contre Orville et ses comparses. Les ouvriers et les suffragettes vous écouteront: ces gens vous apprécient. Vous avez des amies avec de l'influence dans ces milieux. Vous pouvez en profiter pour laver ma réputation. Ils vous écouteront. Elles vous écouteront. Je pense que vous aviez déjà un projet de la sorte si j'en crois vos tracts. Je dois vous laisser, glissa-t-il après jeté un œil vers les tribunes d'honneur où se trouvait le Comte. J'ai toute confiance en vous.

 

Après un nouveau baiser, cette fois sur la joue, il la laissa seule avec ses pensées. Légèrement tremblante, Miss Fortune monta les marches jusqu'à ses gradins de bois vermoulus et prit place entre Hildegarde et Lola. Elles lui apprirent que des représentantes de la Ligue d'Union Féminine venues de villes voisines étaient là, de même qu'une des têtes de leur association : Martha Hilkins, venue tout droit de Williamsburg. Elle suivit le reste du match d'un œil absent, son cerveau tout occupé à saisir la portée des baisers de son collègue et de la manière dont elle pourrait mener les ouvriers, ouvrières et suffragettes à la rébellion. Si Lola semblait à présent décidée à se soulever contre Orville, Hildegarde semblait avoir perdu un peu de son feu sacré. Ses convictions étaient les mêmes, mais elle semblait un peu plus anxieuse et fatiguée qu'à l'ordinaire. Miss Fortune décida de lui demander discrètement de ses nouvelles une fois seules toutes les deux.

 

Le match se termina avec une victoire des Filles de Amash : une fois les deux équipes félicitées, elles retournèrent au vestiaire, sourires aux lèvres pour les gagnantes comme pour les perdant·e·s. Les spectateurs commercèrent à regagner leurs foyers, certains groupes se formant pour discuter de la rencontre ou prendre des nouvelles. Hildegarde saisit Lola par le bras, Lola prit la main de Miss Fortune et toutes trois s'approchèrent d'une dame d'une quarantaine d'années, à la peau blanche et au cou long et fin. Celle-ci mordit ses lèvres en les voyant arriver et agrippa un pan de sa robe d'un marron orangé. Trois autres femmes, un peu plus jeunes, fixèrent également le trio avec une expression entre la crainte et l'incompréhension.

 

– Bonjour Madame la Présidente Hilkins, salua Hildegarde avec une petite révérence, je suis Hildegarde Werk, la déléguée de la LUF dans ce Comté depuis déjà quelques mois. Voici mes camarades et amies Lola Dulaurier et Miss Fortune.

– Bonjour, répondit froidement Martha Hilkins. Ont-elles souscrit à notre Ligue ? demanda-t-elle comme si Lola et Missy n'étaient pas là.

– Oui.

– Je note que vous avez amené très peu de nouvelles recrues dans notre Ligue depuis vos débuts, Werk. Pensez-vous qu'il existe une raison particulière pour cela ?

– Les femmes de cette région n'ont pas énormément d'argent pour s'ins-

– Nous ne demandons pas une somme exorbitante à ce que je sache. Les ouvrières de la ville arrivent bien à nous rejoindre, pourquoi pas ces provinciales ?

– Parce que les provinciales comme vous dites, Madame, asséna Lola d'une voix sourde, gagnent moins d'argent que les ouvrières des métropoles et ont autant d'enfants. Sans compter les transports en commun à payer pour qu'ils puissent aller à l'école pour recevoir une bonne éducation et ne pas finir le dos brisé à trente ans comme leurs pères et leurs mères, pour les plus chanceux. La priorité pour les suffragettes ici, dont l'immense majorité sont des travailleuses d'usines locales, c'est d'avoir une meilleure paie et une meilleure considération de leur travail et de sa pénibilité, pas le droit de vote ou d'aller faire du golf avec leurs maris.

– Comment osez-vous ! hoqueta une jeune suffragette.

– Dois-je comprendre que le droit de vote vous importe peu Mademoiselle Dulaurier ? persifla Martha Hilkins.

– Le fait de ne pas voter ne constitue pas un danger immédiat pour la vie de mes camarades. Le travail qui leur brise les os, noircit leurs poumons et leur intoxique le corps, oui. Je suis pour le droit de vote, et je suis pour une valorisation de la condition des ouvrières, rétorqua Lola, droite et fière. Notre combat immédiat se fait contre le Comte d'Orville.

– Vous voulez renverser l'homme qui vous donne emploi et logement? Entends-je bien Madame Werk ?

– Oui Madame. Face à la violence de cette homme et de ce qu'il représente, nous ne pouvons rester passives. Nous avons subi ses maux trop longtemps pour espérer une amélioration pacifique.

– Vous parlez comme un vulgaire anarchiste ! s'indigna la Présidente Hilkins. Vous comptez mettre ce Comté à feu et à sang pour le bien d'une infime minorité ? Ce n'est guère étonnant venant de personnes comme vous. C'est typique des gens de votre espèce, mordre la main qui vous nourrit pour des raisons égoïstes. Vous n'êtes rien de plus que des sauvages ! 

 

Sur ces mots plus assassins que des coups de poignard, Martha Hilkins tourna les talons et partit la tête haute, ses jeunes camarades la suivant à la trace. Miss Fortune eut l'impression qu'on l'avait frappée en plein dans la poitrine. Elle ne s'attendait pas à un tel dédain venant de quelqu'un qui prétendait se soucier des femmes, de toutes les femmes. Elle sortit de sa bulle lorsqu'elle entendit Hildegarde rire nerveusement:

 

– Ha ! « Typique des gens de mon espèce », hein ? « Rien de plus que des sauvages » ? Pourquoi est-ce que je ne suis pas étonnée d'entendre la Hilkins dire des horreurs pareilles ?

– On parle bien de la femme qui dit que nos comptoirs de commerce et colonies dans le Continent Central et Nord-Est sont de bonnes choses car nous éduquons ces pauvres locaux et leurs apportons - de force - notre culture et notre langue ? Celle qui n'a pas voulu que tu défiles en tête de cortège lors de la dernière manifestation annuelle car... Quoi déjà ?

– « Votre peau est trop foncée, elle passera mal dans les journaux, avec leur encre et papier de mauvaise qualité », ricana Hildegarde après s'être assise sur un gradin proche.

– Je ne pensais pas que… Qu'une personne dévouée à la cause des femmes puisse être... biaisée, laissa échapper Miss Fortune qui avait du mal à avaler ces révélations.

– Oh bien sûr, si ce monde était un peu mieux, les femmes se soutiendraient toutes entre elles, peu importe leur couleur, leur classe sociale, ou quoique ce soit d'autre, expliqua Lola, visiblement abattue mais pas surprise. Mais Hilkins est une femme blanche de bonne famille, elle tient à rester respectable. Son combat se focalise donc sur des femmes comme elle... au détriment d'autres.

– Elle me rappelle mon père, cracha Hildegarde, rouge de colère. Il dirigeait un comptoir de commerce à la frontière entre le Continent Sud-Ouest et le Continent Central. Il a rencontré et est tombé amoureux de ma mère qui m'a eue peu après leur rencontre. Une fois que je suis née, il a évité le plus possible de venir nous voir, prétextant que son comptoir lui prenait trop de temps et que ma ville natale était trop loin. La vérité, c'est que mon père, bien que se faisant de l'argent grâce au labeur des travailleurs locaux, des travailleurs à la peau noire... Mon père n'aurait jamais assumé avoir eu un enfant avec une femme qui n'était pas blanche

 

Cette révélation résonna dans les gradins vides. Miss Fortune, saisie d'un élan de compassion pure, prit place à côté de Hildegarde et la prit dans ses bras, où celle-ci sanglota longuement jusqu'à ce que le soleil se couche sur l'horizon. Une fois ses larmes taries, elle saisit la main de Miss Fortune, le bras de Lola, et toutes trois quittèrent le stade.

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