Chapitre 15

Après son coup de téléphone à Chloe depuis un bar chic, Roger hésita à se rendre chez madame Pinkerton. D’après sa montre, il accumulait de longues minutes de retard, et les Pinkerton vivaient à l’autre bout des beaux quartiers. Le temps de rejoindre leur domicile, Martha Pinkerton aurait déjà fini le boulot, Roger en était à peu près sûr. Plus que le temps perdu, elle détestait le travail à moitié fait. Et Roger risquait de passer un sale quart d’heure s’il se pointait avec sa bonhomie habituelle pour récupérer le corps et le faire disparaître.

— Bah, la vieille a prévu de quitter la région, de toute manière, acheva-t-il de se convaincre.

Et qui inquiéterait l’épouse d’un préfet ?

Rejoindre Marci de l’autre côté de la ville parut à Roger hautement plus important. Avec les récentes explosions et les émeutes en cours, n’importe qui pouvait lui tomber dessus. Mieux valait rester chez soi, mais ces imbéciles heureux se croyaient investis d’une mission. Sentiment louable, mais ils s’y prenaient comme des manches. Dès le lendemain matin, la presse titrerait le bilan des morts et des blessés graves, le dépassement des agents de police et le manque de réelles valeurs politiques – enfin, pour les journaux les plus audacieux, et les indépendants, peut-être. Les autres vanteraient les mérites de la police, qui faisait tout ce qui était en son pouvoir pour limiter les dégâts – mais tous ceux qui n’avaient pas vu le jour avec une cuillère en argent dans la bouche savaient que ses efforts concernaient exclusivement les beaux quartiers. Et taper sur tout ce qui bougeait, voilà qui ne correspondait pas tout à fait à l’image que Roger se faisait d’agents dans le cadre de leurs fonctions.

Lui avait grandi dans la vieille ville, parmi les ruines d’anciennes chapelles et de fermes déjà abandonnées à l’époque. Il connaissait Alice Dodgson depuis l’enfance et jalousait secrètement sa réussite professionnelle. Elle vendait des livres, ce n’était, certes, pas le métier le mieux payé du monde et elle vivotait plus qu’elle ne vivait réellement, mais elle n’avait pas à accomplir de petits boulots malhonnêtes pour se louer une chambre de bonne, sous les combles étouffants d’une modeste pension. Elle disposait de sa propre maison. Avec une chambre à part, s’il vous plaît ! Marci et Roger dormaient sur une paillasse parce que le lit métallique ne pouvait accueillir qu’une personne, et, même en se serrant pour se tenir chaud, ils manquaient cruellement de place. Pour s’être déjà rendu une fois chez Alice, Roger avait remarqué le poêle tiède contre un mur de la pièce principale. Marci et lui se réchauffaient à la flamme d’une chandelle de suif. Quand ils pouvaient se le permettre. À cause de leur rareté – et parce que les moutons ne fournissaient plus assez de graisse nécessaire à leur conception –, les prix devenaient tout bonnement inabordables, alors, Roger finissait par accepter de sales besognes comme celle de faire disparaître le corps de l’une des leurs.

Il n’avait jamais vraiment apprécié Mary Hobbes, de toute façon. Contrairement à sa petite sœur. Chloe dégageait une sympathie évidente, là où Mary était froide et plus distante. Moins naïve, sûrement. Chloe accordait trop naturellement sa confiance. Roger connaissait juste assez Mary pour savoir qu’elle ne devait pas s’attendre à mourir avant sa cadette. Surtout pas de cette manière, elle qui n’avait jamais touché à la poussière de rêves de sa vie.

C’est comme ça, soupira intérieurement Roger. Mieux vaut elle que moi.

Les mains dans les poches de son tricot élimé, il remonta les beaux quartiers par les venelles qu’empruntaient les marchands pour leurs livraisons. De très bonne heure, chaque matin, c’était un ballet de tintements de verre et de va-et-vient discrets, de coups sourds de déchargement et de brèves salutations. Roger avait déjà livré le lait dans quelques-unes de ces riches baraques quand le laitier était débordé. Les bouteilles s’entrechoquaient en une sorte de mélodie matinale, puis Roger avait compris que se lever si tôt pour travailler ne lui convenait pas. Il appartenait au monde de la nuit. En plus, les livraisons payaient mal.

Parce que faire disparaître un corps, ça paie mieux ? ironisa-t-il.

D’autant plus qu’il n’avait pas effectué ladite besogne. Madame Pinkerton lui avait remis un tiers de la somme pour ce boulot. Il pouvait s’asseoir sur le reste, mais un tiers, quand même... ça faisait rêver. Avec Marci, ils pourraient se trouver une bicoque à retaper, à flanc de colline, là où les propriétés ne valaient rien. Roger connaissait des gens qui s’en occuperaient pour moins cher que des ouvriers. Fichus à la porte pour des fautes plus ou moins graves – à cause de leurs revendications syndicales, surtout –, ils permettraient à Roger d’accéder à son rêve de réussite. Le bas de l’échelle ne lui faisait pas peur. Comme Alice, il gravirait les échelons, mais lui irait plus haut. Il offrirait à Marci tout ce dont elle avait besoin. Il lui demanderait sa main, puis ils fonderaient une famille. Les bambins gambaderaient dans la maison bien tenue, et la famille sortirait chaque jour de repos hebdomadaire pour se montrer, mine de rien. Roger occuperait une bonne place, mais pas celle d’un petit patron ou d’un contremaître ; il ne mangeait pas de ce pain-là. La réussite sociale, oui, mais pas au détriment des copains qui n’avaient pas la chance de posséder le tiers d’une coquette somme, bien cachée sous le matelas du lit métallique trop étroit pour deux personnes.

Les pensées toutes brillantes du vernis des rêves, Roger atteignit les affreuses barres d’immeubles qui côtoyaient presque la vieille Ervicje. Les chaudières tournaient dans une succession de soufflements assourdissants. Vlouf. Vlouf. Tout là-haut, il reconnut la silhouette emmitouflée de Marci, qui disparut à l’intérieur. Appartement numéro quatre-vingt-neuf, se souvint-il. C’est là qu’il se rendrait donc, lui aussi.

Il entreprit la montée du long escalier en colimaçon. Arrêt au premier étage, au deuxième, puis au troisième, et ainsi de suite jusqu’à l’appartement numéro quatre-vingt-neuf. Marci avait juste poussé la porte, mais d’en bas – et par cette nuit particulière –, personne ne remarquerait rien.

— Je suis venu te donner un coup de main, s’annonça Roger en refermant derrière lui.

Marci sursauta, le nez dans un meuble de l’entrée.

— Tu n’es pas assez prudente, lui reprocha son petit ami avec douceur. Tu aurais dû fermer la porte.

Il déposa un baiser dans sa longue tignasse rousse.

— Tu trouves ce qu’on cherche ?

Pour toute réponse, Marci se redressa avant de s’asseoir sur s’agenouiller, les mains sur les cuisses.

— T’étais pas censé t’occuper de Mary ? lui demanda-t-elle, suspicieuse.

Roger haussa les épaules.

— On a un tiers de la somme totale, répondit-il. On s’en fout de Mary. Et on s’en fout de la vieille. Elle a prévu de se tirer. On ne lui cherchera pas de poux, à elle, mais si les flics apprennent qu’on est dans le coup... En laissant tomber maintenant, on évite les ennuis.

Marci avait tout écouté, attentive, mais une brume persistait dans ses beaux yeux noisette.

— On évite les ennuis, Marci ! essaya de la convaincre Roger. T’as vraiment envie de retourner dans l’une de ces cellules humides et puantes ? Ils se moquent de nous, les flics. Ils nous tabassent quand on manifeste. Leurs supérieurs hiérarchiques se paient notre tête dans des interviews où ils se donnent un genre ! On n’est pas le cadet de leurs soucis, mais on les fait bien marrer, quand même.

Nouveau silence.

— Si on se retire maintenant...

— Se retirer des libertaires ? Tu n’y penses pas ? se récria Marci.

— Si on se retire maintenant, l’ignora Roger, on pourra faire tout ce qu’on veut.

Marci croisa les bras.

— À condition que « tout ce qu’on veut » soit à la portée de notre bourse.

— Un tiers de la somme, martela Roger. C’est plus qu’aucun de nos camarades n’a jamais possédé – et je ne parle pas des petits bourgeois qui nous rejoignent surtout pour faire enrager papa et maman.

Roger s’agenouilla devant Marci et posa les mains sur ses épaules.

— Le cœur des libertaires est en train de s’éteindre, lui dit-il, les yeux dans les yeux. On accueille n’importe qui au prétexte qu’il injectera un peu d’argent à la cause, mais la cause, elle n’existe plus. On se contente de foutre la merde dès qu’on le peut, mais les libertaires, à l’origine, sont nés de la volonté d’accéder à une place dans la société. Parce qu’on ne vaut pas moins que les autres.

Marci hocha la tête. Dans son regard se réveilla la lueur de sa farouche détermination.

— Eh bien, Marci chérie, figure-toi qu’on possède maintenant la clé qui nous ouvrira les portes de la société.

— Un tiers de la somme, répéta Marci.

— Un tiers de la somme. De quoi dresser un plan d’avenir, pour commencer. M’acheter de beaux habits pour me présenter à des entretiens d’embauche. Je décrocherai un emploi honnête, et on aura notre propre chez nous. On ne te regardera plus avec mépris quand tu iras sur le marché ou dès que tu entreras dans une boutique. On pourra s’acheter du pain frais.

— Et des chandelles de suif, murmura Marci, un peu rêveuse.

— Laisse tomber tout ça, lui dit Roger en balayant l’appartement d’un geste du bras.

— Mais Mary ?

— La vieille s’en occupera forcément. Elle ne tient pas à laisser un cadavre derrière elle, juste au cas où, mais, franchement, je te l’ai dit, la police ne l’ennuiera pas avec ça. Pas une femme de préfet.

Roger ricana, tellement sûr de lui.

 

Adwoa se félicita d’avoir trouvé des compagnons d’infortune. Elle ne se voyait pas traverser la bordure en solitaire. Avoir rejoint l’entrée principale du cimetière sud, au milieu de ce brouhaha, tenait déjà de l’exploit, à son humble avis. Personne ne lui avait mis la main dessus, et les cliquetis avaient fini par se taire. Elle ne se sentait pas plus en sécurité avec les autres membres du groupe, en revanche. Il lui semblait que les cliquetis pouvaient se remettre à résonner n’importe quand – au plus mauvais moment, tant qu’à faire. Par ailleurs, elle les trouvait menaçants. Elle n’avait aucune explication quant à ce qu’elle ressentait en y pensant ou en les entendant ; c’était en elle. Enfoui, peut-être, elle n’en était pas certaine du tout.

— On peut vous demander ce que vous faites ici ? demanda celle qui s’appelait Fanny.

Devant, Azem ralentit l’allure.

— Moins fort, intima Chloe à Fanny.

Celle-ci lui adressa un regard glacial.

— Une doctoresse dans un cimetière en pleine nuit, avouez que ça a de quoi surprendre, insista Fanny.

— J’ai quitté mon appartement après les explosions.

Adwoa espéra que la jeune femme se contenterait d’une réponse succincte. Elle estimait en avoir déjà trop dit. Son histoire personnelle ne concernait personne d’autre qu’elle-même. Le départ se révélait déjà bien assez douloureux, même si elle ne s’était pas retournée sur l’immeuble qui l’avait abritée pendant toutes ces années ; même si elle ne s’était jamais vraiment sentie vivante dans cet appartement. Quelque chose, dans sa décision, l’avait tout de même déchirée à l’intérieur. Elle s’était elle-même arrachée à un lieu qu’elle s’était promis de ne jamais quitter parce qu’il représentait tout ce à quoi elle avait aspiré. Elle n’avait pas à se justifier.

— Tout à l’heure, vous parliez de signes, intervint Chloe à voix basse.

Que craignait-elle ? De réveiller les morts ? Adwoa réprima l’envie de lever les yeux devant un si pathétique comportement. Les morts étaient morts. Rien ni personne ne leur permettrait jamais de se réveiller, surtout pas les murmures d’une pauvre ignorante en proie à des croyances qui la dépassaient vraisemblablement.

— Ils nous ont amené Adwoa, répondit Fanny.

Elle se tourna vers l’intéressée.

— Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ?

Adwoa souhaita répondre par la négative, puis opta pour un semblant de sympathie à l’égard de cette femme pour laquelle elle n’en éprouvait aucune. Elle ignorait combien de temps elles devraient se supporter mutuellement, alors, autant adoucir leur trajet.

Chloe baissa la tête.

— Ma sœur croyait aussi en l’existence des signes, dit-elle. Je crois que c’est ce qui l’a tuée.

— Pourquoi ça ? l’interrogea Fanny. De quoi est-elle morte ? Si je peux me permettre...

Il y eut un presque silence, marqué par les craquellements de la neige sous les pas des trois femmes.

— On l’a assassinée, lâcha Chloe au bout d’un moment. La bourgeoise qui l’employait l’a assassinée pour faire croire que Mary avait monté tout un plan pour... Je n’ai pas tout compris, Roger parlait si vite. Je crois que ça a un lien avec le préfet Pinkerton.

Azem s’arrêta net.

— Qu’est-ce que vous racontez, Chloe ? Ce sont de graves accusations que vous proférez là.

Chloe émit un rire sans joie.

— Roger m’avait prévenue de ne rien tenter contre madame Pinkerton, que personne ne me croirait. On n’attaque pas une femme comme elle.

Elle poussa un soupir las.

— Il semblerait que les libertaires aient raison sur certains points, ajouta-t-elle, plus pour elle-même.

— Bien sûr que les libertaires ont raison ! s’écria Fanny en brandissant le poing d’un geste théâtral.

Adwoa lui trouva une colère peu ordinaire, assez factice, comparée à celle de certains de ses élèves sur le campus. Eux défendaient leurs idées depuis la pelouse avec une indignation qui retentissait vraiment, qui sonnait vraie et profonde. Ils présentaient des arguments, des contre-arguments, des solutions – plus ou moins aménageables rapidement, mais qui avaient le mérite d’exister. Adwoa ne les portait pas dans son cœur, ces gosses de riches qui prenaient leurs problèmes pour le centre du monde, mais il fallait admettre que leurs préoccupations majeures concernaient un certain nombre de gens. Les autres, comme Adwoa, préféraient fermer les yeux. Elle se rendait chaque matin au travail, enseignait et corrigeait des copies, puis rentrait dans son appartement sans chaleur. Elle recommençait le lendemain et dormait dans son bureau lorsqu’il faisait déjà nuit après le travail. Rentrer à pied et dans le noir par les temps qui couraient, jamais de la vie. Alors, la fausse colère mal jouée de Fanny...

— Les signes, Chloe. Ce sont les signes.

Chloe leva ses yeux fatigués sur Fanny.

— Chaque évènement a une raison d’exister.

— On aurait assassiné ma sœur pour que je vous suive jusqu’en Arluuvie ? se moqua Chloe.

Car il s’agissait bien là de moquerie. À l’évidence, elle ne croyait pas plus qu’Adwoa en l’existence des signes et – pire qu’Adwoa – elle raillait celles et ceux qui leur accordaient du crédit. Peut-être qu’elle les méprisait, aussi.

— On aurait assassiné ma sœur pour que je vous suive en Arluuvie, répéta-t-elle, véhémente, alors que je ne sais pas moi-même où je vais ?

— Les signes le savent pour vous, lui assura Fanny d’un ton posé.

Presque autoritaire.

Azem se retourna sur les deux femmes, Stephen en retrait.

— Ne devrions-nous pas nous hâter ? proposa-t-il aimablement.

Il récolta des regards brûlants d’une détestation passagère. Chloe se calma la première.

— Oui, excusez-nous.

Elle passa devant afin de lui confirmer qu’elle était prête à repartir. Fanny s’en tint là, elle aussi, mais Adwoa n’ignora pas ses lèvres pincées. Vraisemblablement, celle-ci n’aimait pas que l’on reléguât ses précieux signes au rang de poudre de perlimpinpin.

 

Stephen avait les nerfs tendus comme autant d’arcs dans tout le corps. Il traînait les pieds plus qu’il marchait et refusait obstinément de prendre appui sur l’épaule d’Azem. Son compagnon n’avait pas à supporter le poids de deux personnes – celui de Stephen alourdi, en plus, par la fatigue. Il avançait uniquement dans le but de quitter Ervicje et de s’éloigner des cliquetis. Ils n’avaient pas résonné depuis que le groupe était entré dans le cimetière. Une fois franchie la haute stèle destinée à honorer la mémoire de ceux disparus en Arluuvie – et avec elle –, la nuit s’était épaissie, et Stephen avait d’abord craint le retour des cliquetis. Toutes ces ténèbres dans lesquelles ils baignaient finiraient bien par se rappeler à son bon souvenir, celui du rêve ou demi-rêve, avec la rumeur des conversations, les raclements de chaises sur les terrasses en bois et les tintements de vaisselle ; la fine porcelaine et les délicates fleurs peintes à la main qui ornaient tasses et soucoupes, les motifs gravés sur les manches des petites cuillères et les nappes de dentelle d’un blanc immaculé qu’il avait imaginés ; le parfum réconfortant du café et le cadre apaisant des terrasses chauffées. Et, derrière, la lourdeur moite qui lui collait à la peau, pareille à ce soir dans les tunnels. Le vent frisquet de la nuit semblait avoir dissipé l’humidité présente, mais Stephen la sentait rôder entre les stèles. Oh, oui, il la sentait ramper dans la neige, s’appesantir dans chacune de leurs empreintes si évidentes.

— Nous ferons une halte juste avant d’entrer dans la bordure, lui promit Azem, mais nous ne pourrons pas dormir avant d’en sortir.

Stephen hocha la tête avec mollesse.

Dormir. Quel doux rêve que celui-ci. Fermer les paupières et ne plus penser à rien. Ne plus craindre l’irruption du songe et de cette rue arluuvienne qu’il représentait avec tant de justesse. Quelle justesse ? Sur quels éléments Stephen se basait-il ? Lesquels lui affirmaient cette justesse qu’il se figurait avec tant de certitude ? Ils ne détenaient pas les réponses à ces questions, à aucune d’entre elles ni à toutes les autres qui se bousculaient sous son crâne.

Il trébucha sur le coin d’une stèle partiellement couverte de neige. Azem le rattrapa avant qu’il s’étalât sur le marbre glacé.

— Eh bien ! s’exclama-t-il.

L’expression grimaçante sur son visage occulta la surprise dans ses yeux.

— Stephen, murmura-t-il, désolé.

— Ce n’est rien. J’étais empêtré dans mes pensées et...

Stephen montra de la main l’angle de la stèle. Azem lui serra la main.

— Tu ne devrais pas marcher avec les mains dans les poches, lui conseilla-t-il. Si je ne t’avais pas rattrapé...

— Je me serais étalé de tout mon long.

Azem dodelina de la tête.

— Sur le marbre, oui. On a à peine de quoi soigner les petites plaies, dans ton sac, alors, s’il te plaît, ne me demande pas d’improviser des points de suture sur ton crâne.

— On a une infirmière avec nous, maintenant, relativisa Stephen d’un ton exagérément léger.

Le regard que lui adressa Azem demeura d’un sérieux sans égal. Lui ne plaisantait pas. Et à en juger par la sévérité des traits sur le visage si calme de Chloe, elle non plus ne plaisantait pas.

— Votre ami a raison : ne marchez pas avec les mains dans les poches, c’est dangereux. On ne sait pas ce qu’a pu recouvrir toute cette neige.

Des branchages, des stèles – au moins partiellement –, des nids tombés à cause du vent, des souches d’arbres... Les chênes constituaient la majeure partie du paysage dans le cimetière sud. Avec les pierres tombales, bien entendu. Des rangées bien ordonnées, à la même distance les unes des autres. Stephen se souvenait de l’herbe toujours bien coupée et des buissons proprement taillés à la belle saison. Des parterres de fleurs explosaient en une multitude de couleurs, le long de la clôture, d’abord, puis un peu partout jusqu’aux limites de l’œil humain. Le cimetière sud se dressait partiellement sur une colline, au-delà de laquelle apparaissaient les premiers bâtiments de la bordure. Ce ne serait là que le début du voyage, pensa Stephen, effrayé.

 

L’incident de la stèle enfouie sous la neige étant clos, Azem relança le petit groupe sur l’allée principale du cimetière. Droit devant eux se dessinaient les contours d’un impressionnant caveau. De ravissants angelots aux joues rebondies jouaient de la lyre au sommet de colonnades blanches. Celles-ci supportaient un lourd toit plat chargé de neige, et un bas-relief minutieux en faisait le tour. Trois marches – peut-être quatre, avec la neige, Azem ne voyait pas bien – menaient à une porte close, sculptée dans un bois qui s’affaissait.

Et, pendant que certains s’offraient une demeure pour l’éternité aussi luxueuse que celle de leur vivant, le corps de son frère reposait il ne savait où en Arluuvie. Cette pensée valut à Azem de se remémorer les accusations de Chloe à l’égard de Martha Pinkerton. Il s’assura que Stephen continuerait à ouvrir la marche pour lui, puis rejoignit l’infirmière à l’arrière de la file.

— Qu’avez-vous dit, tout à l’heure, sur madame Pinkerton ? la questionna-t-il discrètement.

Fanny leur jeta un regard désintéressé, puis elle marqua la distance.

Chloe observa d’abord Azem avec curiosité. Et incompréhension, aussi. Azem s’apprêtait à reformuler sa question quand elle lui répondit.

— Elle a assassiné ma sœur pour lui faire porter le chapeau dans l’agression du préfet.

Azem trouva à la jeune femme un ton très froid malgré la situation. Très détaché. Réalisait-elle qu’elle ne verrait plus jamais son aînée, qu’elle ne lui parlerait plus, qu’elle ne pourrait plus compter sur elle pour l’emmener en lieu sûr, comme quand elles se réfugiaient ici pendant les bombardements ?

Et toi, réalises-tu que, quoi qu’il advienne, tu ne résoudras jamais ton enquête et que tu ne reverras jamais Nasrim non plus ?

Azem ignora le coup de poignard qu’il venait de s’infliger au cœur.

Peu importait maintenant la suite, l’implication de Martha Pinkerton dans l’affaire d’Azem n’y changerait rien. Il ne ferait pas demi-tour pour informer Dominique de ce qu’il avait appris. Son collègue appartenait au passé, au même titre qu’Ervicje tout entière. Il n’y avait plus d’enquête à proprement dit. Plus de pistes ni d’indices, et voilà que Chloe accusait Martha Pinkerton d’avoir supprimé sa sœur parce qu’elle était impliquée dans la tentative de meurtre contre son mari. Ah, elle avait bien joué la comédie, à tenir un mouchoir chiffonné dans sa main gantée. Jusqu’où avait-elle mené Azem par le bout du nez ? Ses propos sur madame Victor tenaient-ils la route, au moins ? Et ceux sur les pots-de-vin touchés par Harold Pinkerton ?

Azem savait qu’il était vain de tenter de découvrir la vérité, mais il ne pouvait s’en empêcher. Sa sœur à lui n’était pas encore morte, bon sang !

— Qui vous en a parlé ? poursuivit-il avec toute la douceur possible.

Il n’oubliait pas que Chloe vivait un deuil et ne se souvenait que trop bien du vide laissé par son frère lorsqu’on lui avait annoncé sa disparition, puis sa mort officielle.

Un mort sans cadavre...

— Je vous l’ai dit, je n’ai pas tout compris. Un ami de Mary m’a téléphoné à l’hôpital pour m’annoncer la nouvelle. Il m’a expliqué pour madame Pinkerton et pour son mari. Elle est mêlée à la tentative de meurtre sur lui.

Chloe s’interrompit, comme à bout de souffle, puis se tourna vers Azem.

— Elle aurait demandé à des libertaires de pendre le préfet ?

Elle fronça les sourcils, peu convaincue.

— Il n’a pas été prouvé que les libertaires soient mêlés à cette histoire, avança Azem.

— Qu’est-ce que vous en savez ?

— Le préfet Pinkerton a été drogué avant sa pendaison et, depuis, il est plongé dans un profond sommeil. J’enquêtais sur un cas similaire : une autre femme trouvée chez elle, endormie. Les médecins ne parviennent pas à les réveiller.

Il pensa à Nasrim, déçu de ne pas avoir trouvé pourquoi elle aussi dormait ainsi ; révolté de ne pas avoir pu la sortir de là. Peut-être que Dominique finirait par comprendre et que les médecins élaboreraient un antidote. Il bouillonnait de l’intérieur, refusant obstinément de l’admettre. Il était aux petits soins pour Stephen. Lui, il ne le laisserait pas partir, quelle qu’en soit la manière. Lui, il le sauverait.

— Alors..., reprit Chloe au bout de quelques pas, le visage baissé. Vous auriez dû enquêter aussi sur la mort de ma sœur ; Roger dit que madame Pinkerton l’a droguée. Une surdose... et voilà.

Azem la vit qui serrait le poing. De rage. De frustration. Il ne connaissait que trop bien ce sentiment, celui d’avoir échoué quelque part, de n’avoir pas su protéger l’une des rares personnes à laquelle on tient.

— On ne connaîtra jamais la vérité, acheva-t-elle. N’est-ce pas ?

Elle n’attendait vraisemblablement pas de réponse, puisqu’elle marcha plus en avant, abandonnant Azem seul tout derrière.

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