Chapitre 15

L'Intendante et le Sénéchal avaient pris place dans le long balcon-serre, qui surplombait les remparts, au nord, à la fois lieu de réunion du Consulte et bureaux du Sénéchal. Derrière les carreaux sertis dans le bois qui couraient tout le long de la serre suspendue, le Val perdu était alangui, somnolant sous ses draps de brume et protégé par les monts qui l'encadraient : d'un côté, les Millesources, vertes et basses, mère nourricière opulente, qui alimentait le Val d'une pléiade de ruisseaux et de chants d'oiseaux ; de l'autre, les Serpantes, abruptes, immenses et fières, forteresse de roche et de gel qui ne laissait filtrer de l'est que des brides de vent glacé. Depuis le parvis du château, le Ministre à la cité accueillait les émissaires des quartiers et les invitait à monter. L'émissaire du quartier des Eaux se fit porter absent : il souffrait du Sang d'encre, objet de ce Consulte exceptionnel. Ce mauvais augure, et la familiarité avec laquelle on nommait dorénavant ce mal, accrut la nervosité du Ministre.

Une fois que le Roi les eut rejoint, accompagné de la Ministre aux clefs, administratrice générale du Royaume et bras droit incontesté du souverain, les émissaires firent part de l'évolution de l'épidémie dans la cité. Le Sang d'encre avait encore peu tué, mais il semblait bien qu'il serait, à terme, fatal pour tous les contaminés si une solution n'était trouvée. Son apparition était encore récente, et tous les symptômes observés allaient en s'aggravant. Les souffrances engendrées étaient grandes, bien qu'elles ne rendissent pas les malades inaptes dans les premiers temps. Le plus étrange restait la propagation du mal, inexplicable, incohérente : alors que des familles miséreuses dormaient sur la même couche que leurs malades, sans que cela n'eut la moindre conséquence, des cas apparaissaient dans des foyers sains, comme spontanément.

« Nous avons établi une carte des nouveaux cas, ceux que nous avons pu recenser du moins, précisa le Ministre à la cité. Aucun foyer d'infection ne s'en dégage, impossible de mettre un quelconque lieu en quarantaine.

– Qu'avez-vous mis en œuvre, concrètement ? demanda le Roi, sortant à peine de sa léthargie.

– Nous vendons des onguents qui soulagent les crevasses et limitent les saignements. Mais leur fabrication est lente, ils sont coûteux. »

Le Roi fronça le front et fixa son Ministre.

«  Donc le mal touche n'importe qui, mais seuls les fortunés peuvent se permettre de payer des remèdes ? »

Le Ministre inclina la tête légèrement, par rituel, mais son visage ne trahissait aucun remord. Un émissaire prit la parole : « Un autre problème se pose Sire, celui du ravitaillement. De plus en plus de marchands de Temma refusent de passer nos portes, ou même d'avoir affaire avec les nôtres, par crainte du Sang d'encre. »

La pénurie disait-il, concernait les spécialités du sud, parfums, étoffes et savons. Le Roi balaya d'une main la question : l'heure n'était pas aux senteurs. La Ministre aux clefs tourna son visage impassible vers le Sénéchal. Son unique main tremblait légèrement, il la posa sur sa cuisse avant de s'exprimer à son tour :

«  Comme vous le savez sûrement tous, nous avons fait venir une jeune, euh, guérisseuse dirons-nous, pour venir au secours du Prince Evan. Elle a posé comme conditions l'ouverture d'un hôpital-dispensaire, ouvert à tous les habitants. L'accès aux remèdes qu'évoque le Ministre pourrait y être géré, en assurant ainsi un contrôle sur la distribution et les prix. Sachez aussi que le Messager-Chef et le Premier Archer sont en mission à la Citadelle de Temma, d'où leur absence aujourd'hui. La questions des importations sera évoquée avec Petra Tyr, gouverneure de Temma, il n'y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure. »

Nul ne renchérit. Les épaules étaient abattues, les regards se croisaient à peine. D'ordinaire les Consultes étaient animés, chacun cherchait à imposer ses vues. Ce jour-ci l'absence de solution était fracassante. Enfin, l'émissaire au quartier des Mercantes brisa le silence :

« Le prince, comment va-il ? »

Le Roi se leva calmement, salua l'assemblée et quitta la pièce. C'était devenu, ces derniers temps, une habitude.

« Je ne crois pas que cela soit un sujet à divulguer dans les quartiers, dit l'Intendante. Mais il vit, et endure. Il est plus résistant à la souffrance que nous ne l'aurions cru par ailleurs. Il refuse désormais le pavot. »

Le Sénéchal pâlit. Les émissaires prirent congé, ainsi que l'Intendante, et il se retrouva seul avec l'imperturbable Ministre aux clefs, petite femme blanche de cheveux et brune de peau. Son regard était tourné vers les lames que formait la roche des Serpantes par endroits, le visage si proche des carreaux qu'ils s'embuaient sous son haleine. De son timbre inébranlable, elle demanda :

« Que pensez-vous de tout cela, Sénéchal ? demanda-t-elle, sans attendre de réponse, Au prochain Consulte il faudra aborder la question de la succession, en cas de décès d'Evan. C'est de votre ressort, ne l'oubliez pas. »

Il garda le souffle suspendu jusqu'à ce qu'elle eut quitté la pièce.

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Fannie
Posté le 29/01/2020
Chapitres 14 et 15 :

Dame Annwn me paraît suspecte depuis un moment déjà. Mais Aloysius, il est de mèche avec elle ? Ou il est obligé de l’aider à cause de sa position ? Peut-être se sent-il obligé ? Comme il la laisse seule ensuite, on pourrait penser qu’il ne veut pas savoir ce qu’elle fait. Bizarre. À surveiller…  :-)
Encore une jolie description. Cette réunion n’a pas servi à grand-chose. On perçoit très clairement l’immobilisme du roi qui, tel une montre arrêtée, ne veut absolument pas envisager la mort de son fils aîné. En tant que père, c’est tout à son honneur, mais en tant que roi, ça risque de pousser d’autres gens à prendre des décisions à sa place. Le sénéchal semble très affecté également par la maladie du prince, mais la ministre aux clefs, elle ne perd pas le nord et elle veut le pousser à faire la démarche la plus difficile et la plus risquée auprès du roi.
Coquilles et remarques :
— Aloysius reposa ses lunettes, et se dirigea [la virgule est superflue]
— Elle n'aimait pas la Salle des Écrits [salle des Écrits]
— avec des coupes en cristal du sud [du Sud s’il s’agit d’une région]
— Des mineurs ? Ah. » [je mettrais des points de suspension]
— je ne comprenais pas grand chose en fait [grand-chose]
— Vous devriez faire quelque chose Aloysius. [Virgule avant « Aloysius »]
— Bonne lecture Ma Dame [ma Dame]
.
— forteresse de roche et de gel qui ne laissait filtrer de l'est que des brides de vent glacé [des pointes, des filets, peut-être ? ou si c’est plus fort : quelques rafales, quelques bourrasques ?]
— Une fois que le Roi les eut rejoint [le roi / rejoints]
— sans que cela n'eut la moindre conséquence [n’eût ; subjonctif imparfait]
— mais son visage ne trahissait aucun remord [remords ; il y a un « s » au singulier]
— concernait les spécialités du sud [du Sud s’il s’agit d’une région]
— Elle a posé comme conditions l'ouverture d'un hôpital-dispensaire [condition ; on n’en mentionne qu’une]
— L'accès aux remèdes qu'évoque le Ministre pourrait y être géré [ministre / organisé, régi, administré, mais pas « géré »]
— en mission à la Citadelle de Temma [la citadelle de Temma]
— La questions des importations [La question]
— avec Petra Tyr, gouverneure de Temma [Le féminin « gouverneure » est trop moderne et en plus, il ne respecte pas la morphologie de la langue. Je propose « gouverneresse », mentionné par Littré, et qu’on trouve dans des chroniques autour du XIVe siècle. Reconnais que ça a plus d’allure !  ;-)]
— D'ordinaire les Consultes étaient animés [si les consultes sont de réunions, il n’y a pas de majuscule ; si c’est une sorte de conseil (une équipe de dirigeants), on peut mettre une majuscule]
— Mais il vit, et endure [la virgule est superflue]
— De son timbre inébranlable, elle demanda :
« Que pensez-vous de tout cela, Sénéchal ? demanda-t-elle, sans attendre de réponse, Au prochain Consulte il faudra aborder la question de la succession, en cas de décès d'Evan.
[Pourquoi mettre des guillemets plutôt qu’un tiret ? D’autre part, tu as un doublon : « elle demanda » dans la ligne précédente et « demanda-t-elle » dans l’incise. Je te propose d’enlever la phrase qui introduit les paroles et de tout mettre dans l’incise : « Que pensez-vous de tout cela, Sénéchal ? demanda-t-elle de son timbre inébranlable, sans attendre de réponse. Au prochain Consulte il faudra aborder la question de la succession, en cas de décès d'Evan. » Il faut un point après « réponse ».]
— jusqu'à ce qu'elle eut quitté la pièce [eût quitté ; subjonctif plus-que-parfait]
Cliene
Posté le 10/01/2018
D'habitude, je ne raffole pas des passages où il est question de "politique"mais là c'est intéressant de pénétrer dans les arcanes du pouvoir et de constater l'impuissance des dirigeants face à l'épidémie de sang d'encre et leur rapidité à envisager la suite alors que le décès n'est pas encore déclaré...
Juste une petite chose que j'ai noté :
"que des brides de vent glacé.": peut-être que je me trompe mais "bribes" conviendrait mieux, non ?
Olga la Banshee
Posté le 10/01/2018
Disons que la "politique" de mon récit n'est pas compliquée :p Mais les histoires de succession, ça parle toujours, j'ai l'impression
Des BRIBES mais oui ! je fais souvent la faute (même en parlant, la honte !) 
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