Chapitre 13

L’inspecteur principal avait effectivement demandé à Dominique et aux autres agents d’aller protéger les beaux quartiers. Ceux-là contenaient à eux seuls plus de boutiques de luxe que la ville et la bordure réunies. L’économie de la capitale tenait le coup grâce à ces quartiers, qui attiraient suffisamment de petits bourgeois pour la faire vivre. Sans eux et sans l’argent qu’ils injectaient dans le maintien de certains services – l’orphelinat en tête –, la bordure aurait gagné du terrain depuis longtemps.

— Foutue ville, maugréa Dominique.

Il se dirigeait péniblement vers l’immeuble dans lequel vivait l’inspecteur Kassab, allant ainsi contre les ordres de son supérieur, mais il devait en avoir le cœur net. L’une des trois explosions avait retenti dans le secteur. Non pas que Dominique eût éprouvé une quelconque sympathie pour l’inspecteur Kassab – un respect purement professionnel, tout au plus –, mais égoïstement, il pensait que sans lui, personne ne résoudrait l’enquête.

Soyez en vie, s’il vous plaît, récita-t-il jusqu’au terme de son trajet.

À son arrivée, il ne put que constater les dégâts. Les vitres avaient volé en mille morceaux, et une foule non contenue les piétinaient, pancartes dressées au-dessus de la tête. Il y en avait partout, mais, pour le reste, les bâtiments tenaient encore debout. L’explosion ne visait pas le quartier proprement dit. Quoi, alors ?

Tu te poseras la question plus tard.

Lorsqu’il voulut frapper à la porte de l’appartement numéro quatre-vingt-neuf, Dominique constata qu’elle était entrouverte. Sa première idée fut que l’inspecteur avait fui dès l’explosion, mais le bazar qui régnait à l’intérieur ne collait pas à sa théorie. Il s’était passé ici autre chose. Une explosion n’avait pas pu tout mettre ainsi sens dessus dessous, et Dominique pensa d’abord à des pilleurs.

Des pilleurs dans ce quartier de la ville ?

Il n’y croyait pas une seule seconde. Ce n’était pas un palace, ici, mais le coin grouillait de flics qui s’y logeaient pour pas trop cher sans avoir à louer une chambre dans une pension.

Une fouille ? Quelqu’un cherchait peut-être quelque chose.

Quoi ? L’inspecteur enquêtait sur une grosse affaire, mais tout le monde savait que preuves et pièces à conviction restaient au commissariat, sous bonne surveillance. Qui donc avait pu chercher quoi ici ? Et pour quelle raison cette fouille coïncidait-elle avec une explosion à proximité ? Y avait-il un lien ou avait-on simplement saisi là une occasion en or ?

Dominique n’aimait pas la tournure que prenaient les évènements. Déjà, il y avait les trois explosions. Seules deux d’entre elles paraissaient stratégiques : celle qui avait réduit la préfecture en morceaux et celle qui visait le tramway. Plus que les aéronefs, ce moyen de locomotion permettait de quitter rapidement la ville. Les mécréants à l’origine des attentats cherchaient sans doute à empêcher la population de fuir trop vite. Ou de fuir tout court. Un piège qui se refermait lentement sur Ervicje ?

Dominique jeta un coup d’œil à sa montre de gousset, avant de la ranger dans la petite poche de son gilet. Quarante minutes s’étaient écoulées depuis la première explosion. Environ. Le spatioport devait être pris d’assaut en ce moment même. L’inspecteur principal n’y avait envoyé personne, privilégiant les beaux quartiers, une fois de plus. Il subissait forcément des pressions de la part du superintendant, mais Bobby Bartlett disposait-il des moyens nécessaires pour aller au-delà de simples pressions ? Selon Dominique, il fallait viser plus haut. Le maire, par exemple. Ou le préfet. Pinkerton se trouvant dans de beaux draps, et Dominique sachant que son épouse le soupçonnait de verser dans des affaires louches, son choix se porta sur lui.

Et il dort comme un bébé. Pratique.

Dominique n’aimait vraiment pas la tournure que prenaient les évènements. Il avait la nette impression que l’enquête qu’il menait avec l’inspecteur Kassab était liée à bien plus gros qu’un bête trafic de drogue – aussi important ce trafic fut-il. Sans oublier les libertaires et leur influence de plus en plus présente. En témoignaient les pancartes brandies quelques étages plus bas, dans la rue parsemée de bris de verre, et dont personne ne semblait se soucier. Ces gens-là contestaient. Ils contestaient simplement. Ils avaient attrapé leurs pancartes déjà prêtes d’une précédente manifestation, ouvert leur porte et leur grande gueule pour scander des hymnes imaginés à la va-vite et qui finiraient par mettre le feu aux poudres.

La poudre a déjà pété, se rappela Dominique, excédé.

Trois quartiers de la ville étaient en feu, l’inspecteur principal s’obstinait à protéger les quartiers non touchés, et l’inspecteur Kassab avait disparu. Dominique se demanda si le désordre dans l’appartement résultait de l’enlèvement de son supérieur.

Pourquoi le kidnapper ?

Fouille opérée pendant que le monde, en bas, dégringolait ou enlèvement, l’enquête se compliquait encore.

Rapidement, Dominique lista les points importants de l’affaire. Pour commencer, lui et l’inspecteur Kassab enquêtaient sur plusieurs cas de sommeil long : celui d’Alice Dodgson, libraire inscrite au mouvement des libertaires qui semblait avoir plus de moyens qu’une femme de son rang ; celui de Nasrim Kassab – et, oh, bon sang ! il aurait dû mettre la puce à l’oreille de Dominique parce qu’il s’agissait de la sœur de l’inspecteur – ; et celui du préfet Pinkerton, que son épouse accusait de toucher des pots-de-vin – Dominique l’avait entendue qui s’entretenait avec son supérieur, et ses mots dépassaient les simples soupçons. Ensuite, l’affaire impliquait à coup sûr Darell Kirby, officiellement bijoutier de luxe, mais aussi – et surtout ! – trafiquant de drogue bien connu des services de police. D’après ce que Dominique avait compris des notes de l’inspecteur Kassab, Kirby détenait le quasi-monopole du trafic de poussière de rêves, ô combien difficile à obtenir ! Pourtant, son usage semblait répandu dans les rangs des libertaires, mais Danny Lafferty avait parlé d’une version coupée et même d’une autre, entièrement fabriquée. C’était celle-ci qui avait apparemment plongé Alice Dodgson dans un sommeil long. Pour Nasrim Kassab et le préfet Pinkerton, en revanche, impossible de savoir s’ils en consommaient ou non.

On a pu les contraindre à en prendre.

Qui ? D’autant plus que des libertaires avaient pendu le préfet. L’avaient-ils endormi à leur manière afin qu’il ne se débattît pas – ce qui revenait à couper les cheveux en quatre selon Dominique – ou eux aussi avaient-ils saisi une occasion en or ? Le sommeil long du préfet était-il une coïncidence dans le plan des libertaires qui l’avaient pendu ?

— Cette affaire me perdra si je ne procède pas dans l’ordre, pensa Dominique à voix haute.

Les cas de sommeil long constituaient la base, il en était persuadé, et l’inspecteur Kassab semblait le penser aussi. Remonter la filière pourrait l’aider à y voir plus clair, mais Darell Kirby était aussi insaisissable qu’une anguille. Dominique perdrait son temps à essayer de l’attraper, surtout dans le contexte actuel, avec les agents sollicités ailleurs. Interroger à nouveau Martha Pinkerton ressemblait à un début d’idée, à défaut d’interroger les proches d’Alice Dodgson, qui n’en avait pas de connus. Poser quelques questions aux libertaires coincés dans les cellules du commissariat se révélerait utile également. La police n’avait pas encore attrapé les responsables de la pendaison du préfet, mais peut-être que d’autres les balanceraient. On pouvait toujours rêver. Enfin, il faudrait à Dominique enquêter sur l’inspecteur Kassab lui-même. Pourquoi sa sœur dormait-elle aussi profondément qu’Alice Dodgson et Harold Pinkerton ? Quel lien les unissait-il ? Que lui avait caché son supérieur pour que Dominique retrouvât son appartement sens dessus dessous et déserté ?

 

Martha Pinkerton faisait les cent pas dans son salon. Roger et Marci Atkins devaient arriver dès la première explosion ; il s’agissait du signal. Que fabriquaient-ils ? Elle avait bien pensé aux cordons d’agents susceptibles de les bloquer à l’entrée du quartier, mais le couple était censé s’y trouver avant l’explosion, donc, aucune raison pour eux de rester coincés. Dans tous ses états, Martha mâchait le bout des doigts de ses gants en hermine. Elle recracha les poils restés collés à son rouge à lèvres et se promit de ne plus recommencer.

Il lui fallait conserver son sang-froid. Si des agents frappaient à sa porte et si elle leur ouvrait, ils verraient forcément le corps étendu dans l’entrée. A contrario, si elle ne leur ouvrait pas, ils s’inquiéteraient et seraient susceptibles de pénétrer dans la maison. Évidemment, Martha disparaîtrait sans laisser de traces, mais Roger et Marci devaient encore finir un travail pour elle, et elle les attendait toujours. Désespérément. Faire porter le chapeau à l’innocente Mary Hobbes était un jeu d’enfant. Dès demain, les journaux titreraient la disparition d’une bonne à tout faire après sa tentative d’assassinat sur le préfet grâce à l’aide de ses petits camarades contestataires.

Un sourire étroit se dessina sur les lèvres fines de Martha.

En principe, Harold ne se réveillerait jamais. La poudre qu’il avait consommée l’avait plongé dans les bras de Morphée une bonne fois pour toutes. Adieu, ses problèmes de conscience. De là où il était, il n’avait plus à se préoccuper de quoi que ce soit. L’avenir était en marche et il se passerait de lui comme de ses petites magouilles. Martha se passerait de lui. Et, d’une façon ou d’une autre, le maire et cette chiffe molle de Bobby Bartlett se passeraient de lui. Dans un sens, Martha pouvait remercier cette mêle-tout de madame Victor. Ses histoires à dormir debout avaient poussé Harold dans des retranchements insoupçonnés, et Martha n’avait plus eu qu’à broder autour sa propre histoire. Grâce à Mary, elle avait payé les services de Roger et Marci Atkins pour les débarrasser du corps. Cette petite écervelée avait mis en scène sa propre disparition sans même le savoir. Pas un seul instant, elle n’avait soupçonné finir comme son préfet vénéré, même si de façon plus définitive.

Sous prétexte qu’elle quittait la région pour passer des vacances à durée indéterminée chez sa sœur, Martha avait donné leur congé aux domestiques. Sauf Mary. Elle avait encore besoin d’elle, avait invoqué Martha. Elle n’avait jamais eu autant besoin d’elle, à vrai dire. Mary constituait même le pivot de son plan, alors, si ces incompétents de Roger et Marci ne la faisaient pas rapidement disparaître, tout tomberait à l’eau. Martha avait tenu à effectuer le travail elle-même en ce qui concernait la poudre. Histoire d’être sûre. Mais, pour le reste, pas question qu’elle salît ses gants en hermine ! Mary dormait du sommeil du juste, alors que les deux autres missent son corps au plus profond de la terre, dans le trou le plus perdu du monde, et que l’on n’en parlât plus.

Clic.

Martha leva les yeux au ciel. Fallait-il vraiment que ça revînt maintenant...

Clic. Clic.

Elle se retourna dans un soupir, mais offrit un sourire poli à l’obscurité soudaine qui envahissait le hall d’entrée.

 

Un peu plus tôt dans la soirée, Marci avait le cœur qui battait à tout rompre, prêt à bondir hors de sa poitrine pour s’écraser sur les pavés, au milieu des bris de verre. Il n’était question que de deux explosions avec les copains. D’où provenait la dernière ? La préfecture et le tramway, c’était eux, mais la troisième – elle ne savait pas trop où elle avait eu lieu ? S’il avait su, jamais Roger ne lui aurait proposé de s’occuper seul de Mary Hobbes pendant qu’elle fouillait l’appartement quatre-vingt-neuf. Il n’aurait jamais laissé Marci se débrouiller ; il l’aimait trop pour ça.

— Il doit se faire un sang d’encre, marmonna-t-elle.

Et à moins de trouver un téléphone – dans ce quartier, elle n’y comptait même pas – pour appeler chez madame Pinkerton – et elle l’étranglerait sûrement à travers le combiné –, Marci ne disposait d’aucun moyen de prévenir Roger.

Tant pis, le numéro quatre-vingt-neuf avant tout.

Le groupe lui avait confié une mission, et Marci ne rentrerait pas bredouille. De toute façon, Roger réagissait sans doute de la même façon à plusieurs kilomètres de là, tout aussi investi dans la tâche qui lui incombait.

Marci se releva au pied de l’escalier, fermement agrippée à la rampe métallique. Elle s’habitua aux vertiges au fil des marches verglacées et enneigées. Derrière elle, on criait des messages de colère. Certains les vociféraient, le visage aussi rouge que l’un de ces homards que peuvent se payer les riches. Tous puaient la misère et le malheur, même dans les jolis costumes qu’ils s’imposaient pour se fondre dans une certaine masse. Ceux-là faisaient semblant, mais pouvait-on le leur reprocher ? Il fallait bien remplir l’assiette des mômes et les soins de la bonne femme qui attendait leur énième bébé. C’était pourquoi Marci refusait que Roger la touchât. Elle n’avait aucune confiance en ces poches de caoutchouc que portaient les hommes pendant l’acte. Encore moins en les pâtes vaginales à la fabrication douteuse ou en l’arsenic, employé autant pour la contraception que pour l’avortement. Pour Marci, le plus simple était encore de ne pas y goûter afin d’éviter les tentations. De toute manière, ni elle ni Roger n’avaient le temps pour ces espiègleries. En cette nuit décisive, ils jouaient un grand rôle dans l’avenir, et Marci comptait bien en faire partie.

 

Clic.

Nasrim eut le sentiment d’émerger d’une vaste brume. Non. Pas tout à fait. Plutôt que la brume compacte qui avait investi sa tête commençait à se dissiper. En résultait une sensation de vertige dans cette immensité blanche que Nasrim n’avait toujours pas identifiée. Elle s’en souvenait, à présent. La dernière fois qu’elle avait pensé – même si cela faisait bizarre de le formuler ainsi –, la dernière fois, il était question de la boutique arluuvienne vue dans le rêve de Stephen, ainsi que dans la rue, juste avant... Juste avant quoi ? Qu’elle se retrouvât coincée ici, dans cette atmosphère de coton, stérile et dépourvue du moindre son.

Clic.

Presque dépourvue du moindre son.

Clic.

Le même bruit qui avait tiré Nasrim de la brume dans sa propre tête.

Je n’arrive pas à réfléchir correctement, se reprocha-t-elle.

Pourtant, la dernière fois, elle y parvenait. Elle s’était même fixé pour but de fouiller cet endroit comme elle fouillerait un rêve. Il lui fallait réunir toutes les informations nécessaires pour quitter cet endroit ; pour le comprendre, d’abord, puis le quitter. Essayer. Tout mettre en œuvre pour élaborer un plan et tenter le coup.

Mais il n’y a rien à fouiller, ici, déplora-t-elle. Il n’y a rien tout court.

Elle n’était nulle part.

Je l’ai déjà pensé, ça.

Nulle part.

Nulle. Part.

Aucun point de départ. Aucune destination. Elle avait peut-être l’impression de marcher, alors qu’elle ne bougeait pas. Comment évaluer la distance parcourue sans repères ?

Je pourrais compter mes pas.

Puis Nasrim se rappela qu’elle n’avait aucun point de départ ni aucune destination. Que vaudrait son compte de pas nulle part ? Elle aurait beau parcourir des pieds et des pieds de distance, ils ne signifieraient rien, puisqu’elle n’avait même pas la certitude d’avancer vraiment. Tout ce dont elle disposait se résumait à ses pensées et aux sensations qu’elle éprouvait. Celle du vide et du vertige, de la désorientation et du déni. Elle n’acceptait pas sa situation et se raccrochait à du vent. Un vent qui ne soufflait même pas dans cette étendue désertique.

Clic-clic.

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