Chapitre 12

Par Elka

Sofiane referma ses doigts gourds sur le poignet de Fatou et la tira dans son sillage. Il voulut courir mais ne parvint qu’à de grandes enjambées vacillantes. Le vent les repoussait, leur donnait des bourrades qui manquèrent de renverser la fillette. C’était démentiel.

Il n’entendait rien d’autre que le hurlement des éléments, devait plisser les yeux pour empêcher l’eau de l’aveugler. Il planta son regard sur la voiture à quelques mètres. Ses poumons oppressés lui faisaient presque mal.

Il vit le projectile arriver au dernier moment, du coin de sa vision. Il emprisonna Fatou dans ses bras, arrondis le dos et sentit l’objet rebondir entre ses omoplates. Une poubelle, encore ? Une branche ?

Fatou le tira pour avancer. Il se courba en deux pour la tenir contre lui, la protégeant des multiples déchets volants avec son corps. Bouteilles, cannettes, pierres… Et ça, ce n’était pas un enjoliveur ? Son rythme cardiaque, pourtant, demeurait raisonnablement calme.

Il fixait la voiture, qu’ils finirent par atteindre.

Le conducteur écarquilla les yeux en les voyant à travers le pare-brise embué et cogna de plus belle sur sa vitre. Sofiane tomba à genoux et essaya d’activer la poignée, sans succès. Il y avait un autre homme sur le siège passager, et deux gosses à l’arrière sur leur siège auto. Ils n’entendaient rien, mais les expressions et les bouches grandes ouvertes suffisaient. Leur peau blême était ponctuée de tâches rouges à cause du sang qui leur montait à la tête.

Fatou agita les lèvres et repoussa la main de Sofiane pour agripper la portière. Il remarqua qu’elle s’était en faite voilée avec le choc. Fatou put y glisser les doigts et s’arc-bouta avec force. La portière céda d’un coup et Sofiane eut juste le temps d’interposer son bras pour qu’elle ne se la prenne pas dans le nez.

— Ça va aller ! s’époumona-t-il.

— … fants ! pleura le conducteur en s’acharnant avec panique sur sa ceinture.

— Je m’occupe des enfants ! hurla Sofiane.

Sa gorge le brûlait. Il indiqua l’arrière puis l’intérieur du véhicule à Fatou, qui hocha la tête. Elle se décala, Sofiane lui servant toujours de bouclier, et arracha la porte arrière. L’eau et le vent s’engouffrèrent en vagissant dans tout le véhicule. L’un des enfants saignait à la tête. L’autre avait une jambe coincée dans un angle anormal.

Sofiane libéra le plus proche de lui. Il n’aurait aucun mal à les porter, mais pas ensemble. Fatou se réfugia dans la voiture tandis qu’il se redressait en serrant le petit de toutes ses forces contre son corps.

La boutique lui parut à des kilomètres. Il glissa sur les genoux et mit ses muscles au supplice. Sa peau était plus solide que ses organes, semblait-il. Ou la psychologie y jouait pour beaucoup. En tout cas, quand il passa les portes coulissantes et que ses oreilles se bouchèrent aussitôt dans le brusque silence, il avait envie de vomir et avait la sensation que son visage était en feu.

Leïla lui prit l’enfant des mains en tremblant, essaya de lui parler mais Sofiane tourna les talons et replongea dans la tempête.

La seconde enfant cria contre sa gorge, il sentit les vibrations jusque dans sa poitrine et s’imagina distinguer ses larmes brûlantes de la pluie froide. Cette fois, deux personnes l’accueillirent sur le seuil du magasin, lui permettant de rejoindre Fatou plus vite.

Elle avait arrachée les deux ceintures, libérant les passagers, et ses mains étaient pleines de sang d’avoir garrotté le bras de l’un des hommes. Son regard brillait de détermination et d’assurance. On aurait dit qu’elle avait fait ça toute sa vie, ce qui mit Sofiane mal à l’aise.

Un coup de vent plus fort que les autres l’arracha à ses pensées. La voiture se redressa quelque peu avant de retomber violemment. Le conducteur cria. C’était lui qui perdait le plus de sang. Le t-shirt noué autour de son biceps était rouge.

Sofiane décida qu’il était prioritaire et glissa la main derrière son épaule, mais l’homme protesta, montra son compagnon et baragouinant des choses que le vent emporta. Souple et agile, Fatou se glissa devant l’homme et le maintint immobile d’une main. De l’autre, elle désigna la boutique avec autorité.

« Maintenant ! » entendit Sofiane.

Le type abdiqua, juste assez pour que Sofiane puisse entreprendre de le relever. Ce serait beaucoup plus compliqué qu’avec les enfants. Il le traîna à moitié jusqu’aux portes, l’abandonna sans un regard pour les aidants, et repartit.

Son cœur avait triplé de volume, ses yeux le piquaient férocement et la pluie, si c’était possible, avait redoublé. Il se déplaçait dans plusieurs centimètres d’eau et le vent y faisait courir des vagues. La boutique offrait l’unique source de lumière dans le cataclysme. Une langue jaune à peine suffisante pour le diriger jusqu’à la voiture.

Il n’avait pas fait un mètre qu’il aperçut une valise, une fraction de seconde avant qu’elle le heurte. Il tomba par terre et sentit le vent le déplacer. Un sentiment de panique pure l’envahit, alors qu’il avait tenu jusque là. La peur d’être petit, tout petit, face aux éléments.

« Allez, se morigéna-t-il, t’as fait ça plein de fois ! »

Il progressa à quatre pattes jusqu’à pouvoir se remettre sur ses jambes. L’eau tapissait le toit de la voiture, devenu le sol. Avec Fatou, ils aidèrent le dernier passager à quitter le véhicule, puis Sofiane indiqua à la petite de se tenir à lui. Ils repartiraient tous ensemble.

C’était comme le bouquet final d’un feu d’artifice. D’une façon qu’il ne pouvait expliquer, Sofiane sut que c’était la fin de la tempête, et que c’était le pire. Ils entendaient les arbres craquer, les voitures crisser et trembler. Celles qui étaient pleinement exposées bougeaient, comme possédées.

Sofiane prit appuis sur l’une d’elle pour ne pas tomber, déséquilibré par l’adulte cramponné à sa taille, et le vit au moment où Fatou s’exclamait :

— Le chien !

« Elle aime les bêtes » pensa-t-il de façon incongrue.

Car qui aurait pu rester insensible à ce pauvre corniaud prisonnier ? Les gens entrés tout à l’heure ne l’avait pas sorti de la voiture.

— Aide-moi, Sofiane ! cria Fatou.

Elle se raccrocha à sa main trempée et glissante, et il la retint de s’envoler tandis qu’elle se déplaçait jusqu’à une fenêtre étoilée par les chocs. Elle arma son poing et, d’un geste qui sembla fabuleux même pour elle, brisa la fenêtre. Sofiane s’approcha pour terminer. De la main il agrandit le trou pour que l’animal passe sans se blesser.

Le conducteur, collé à lui pour se protéger, plongea les mains pour saisir le chien paniqué. Fatou prit le relais, limitant ses mouvements avec sa force, et ils progressèrent encore plus lentement jusqu’à la boutique.

Sofiane eut la sensation qu’un voile noir lui tombait soudain devant les yeux. Il passa de la tempête sombre et déchaîné au silence irréel de la boutique éclairée. Ce fut l’étreinte de Leïla qui le réveilla.

Ses bras chauds autour de lui, son souffle dans son cou, l’odeur de ses cheveux, leur contact sur son visage. Il se raccrocha à elle, son cœur menaçant d’exploser. Elle se détacha, se baissa et prit Fatou dans ses bras à son tour.

— Vous avez été formidables, dit-elle.

Fatou fondit en larmes.

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Nanouchka
Posté le 20/09/2022
Très bien mené. C'est fluide sans être répétitif, ce qui n'était pas évident pour ce chapitre. Je pense que c'était important qu'on les voie à l'oeuvre, tous les deux. La phrase la plus importante du chapitre reste pour moi celle où Sofiane se sent mal à l'aise face aux compétences de Fatou, parce qu'elle est trop jeune pour avoir autant d'expérience, que ça suggère qu'elle a été utilisée depuis longtemps.
Elka
Posté le 24/09/2022
Merci beaucoup ! Ca me rassure ce que tu dis sur la répétition, parce que c'était normale que ça le soit, vue la situation, mais j'avais peur de la redondance et j'ai dû reformuler pas mal de répétitions à l'écrit.
Liné
Posté le 16/09/2022
Eh ben ça décoiffe ! Tu maîtrises carrément les scènes d'action, je trouve. Tout sonne juste, du tableau général aux petits détails. Et justement, les petits détails sont bien dosés et très réalistes : Sofiane qui se dit "elle aime les bêtes", Sofiane qui doute un peu de lui mais pas trop longtemps, etc.

Et puis les personnages sont toujours aussi attachants ! Super duo <3
Elka
Posté le 17/09/2022
Salut Liné !
Il fut un temps où j'écrivais des histoires entière sans un pet d'action XD J'essaye de me rattraper et j'y ai fait particulièrement attention avec cette histoire-là, qui s'y prêtait carrément.
Je suis ravie et soulagée que ça marche !
Bisous ♥
Tac
Posté le 05/09/2022
Yo !
C'est un chapitre qui m'a paru un peu long ; tout comme il paraît long aux personnages. Je trouve un peu étrange que Fatou ne s'envole pas avec le vent, si même Sofiane est en lutte.
Je trouve hautement intéressant le passage où Sofiane se confronte à sa peur d'être ballotté par les événements, d'être donc impuissant face aux choses. J'espère que ça va ressurgir à un moment donné, j'ai trouvé ça très parlant sur lui, son état émotionnel global, etc.
D'un autre côté j'ai un peu peur d'un gros événement tragique car je sais qu'on arrive bientôt à la fin...
Plein de bisous !
Elka
Posté le 07/09/2022
Yop !
Ah, c'est vrai que Fatou aurait dû trébucher davantage avec le vent. Je vais la faire se tenir davantage à Sofiane pendant la scène.
Il se sent encore impuissant, mais il pourra prendre les choses en main bientôt. Il reste quand même plusieurs chapitres encore !
Bisous
Rachael
Posté le 02/09/2022
Ils sont formidables, et ce chapitre l'est aussi. On rame avec eux dans la tempête, on sent les éléments qui se déchaînent, J'admire la façon que tu as eu de ne pas éluder chaque sauvetage, car ils sont tous aussi importants et de plus en plus difficiles. Il me semble que le cœur du chapitre est dans cette obstination, ce jusqu'auboutisme qu'ils partagent jusqu'à sauver même le chien dans l'autre voiture (mais était-il vraiment en danger? il faudrait peut-être le faire sentir). Ils forment un duo de choc tous les deux ! Je m'interroge avec Sofiane, Fatou ne serait-elle pas plus âgée qu'elle le paraît ? Elle semble avoir une expérience bien supérieure à son âge apparent.
Elka
Posté le 03/09/2022
Merci merci Rach !
Ohlala ça me soulage tellement ce genre de retours. Je ne sais jamais si j'en fait trop ou pas assez.
Pour le chien... Bon pour moi ça me semblait évident qu'il était en mauvaise posture, mais c'était surtout qu'ils n'iraient pas non plus abandonner un chien (ils sont du genre amis des beytes tous les deux ahaha)
Mais si tu penses que ça manque de ce détails, je verrai si je peux en ajouter
Rachael
Posté le 03/09/2022
C'est juste mon esprit de contradiction qui me fait dire que sortir le chien de la voiture peut être plus dangereux pour lui que le laisser jusqu'à la fin de la tempête, avec les trucs qui volent de partout. Peut-être que si le parebrise était cassé et le vent s'engouffrait dans la voiture, il semblerait alors plus évident qu'il faut le mettre à l'abri.
Cricri Administratrice
Posté le 25/08/2022
Bon ben la dernière phrase a eu raison de moi. A peine ce chapitre entamé, je me suis sentie physiquement projetée en pleine tempête. Tu as encore réussi à me redresser tous les poils de bras. La scène où Fatou arrache la portière est d'une telle force que ça m'a scotchée. C'était épique et grisant et affolant tout à la fois. Sofiane donne tellement de sa personne que j'ai senti mes yeux s'humidifier d'empathie pure au fil des lignes. MERCI pour le toutou. Et Fatou, ce contraste entre son sang-froid extrême pendant le sauvetage et le craquage des larmes après coup, ça m'a juste fait monter les miennes un peu beaucoup très fort.

Pfiouuut. Poignant.
Elka
Posté le 26/08/2022

Je crois que j'ai jamais sauvé autant d'animaux que dans ce texte xD Marre qu'ils soient sacrifiés dans les films et les séries ! (même si je crois que cette tendance se calme)
Merci encore et toujours Cricri, ce retour est un soulagement. Je fais rarement des péripéties en milieu d'histoires (même si je sais que normalement, faut en faire) et je suis toujours un peu rouillée.
Trop bien si ça fonctionne ♥ !

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