Chapitre 11

Notes de l’auteur : Par mégarde, ce chapitre a été posté pendant un temps avec le 10. S'il vous semble familier, vous l'avez peut-être déjà lut. Sinon, bonne lecture.

Tandis que le prince ouvrait la marche sous un ciel de plus en plus obscur, Lyne tint compagnie à Jalith. Elles discutèrent banalement la plupart du temps, échangeant sur la vie en Erellie, les récoltes passées ou le paysage qui les entourait, mais, de temps à autre, la jeune paysanne abandonnait la conversation pour se murer dans ses pensées. La prétorienne se contentait alors de chevaucher silencieusement à ses côtés et s’efforçait sans y parvenir de ne pas ressasser la journée. Cinq cadavres, dont deux à lui imputer, c’était beaucoup. Il ne s’agissait évidemment pas de ses premiers, mais elle n’avait jamais été aussi impliquée. Il n’y avait pas eu de camarades pour frapper avec elle ou d’ordres à exécuter cette fois. Elle avait juste suivi son instinct : tuer ou être tuée. Maintenant, alors que l’excitation du combat était retombée, elle se demandait si elle n’avait pas honteusement cédé à la colère et la peur. Ses doutes la poussaient à aller interroger Soreth, la seule personne dans les alentours capable de la comprendre, mais elle préférait se concentrer sur Jalith dont le fardeau était plus important que le sien.


 

Peu après que la lune soit apparue au-dessus d’eux, les voyageurs atteignirent la bourgade de Ruscino et son auberge en triste état. La peinture de sa porte et de ses vieux volets s’écaillait, le sommet de sa cheminée semblait sur le point de s’écrouler, et une épaisse mousse verte avait commencé à attaquer le bas de ses murs. Lyne hésita même à laisser Zmeï dans les écuries, redoutant que ses poutres vermoulues cèdent à tout instant. Afin de se rassurer, elle donna un coup de pied dans le poteau le plus proche. Il y eut un craquement étrange, qui lui valut un regard inquiet de sa monture, mais le bâtiment resta en place. Estimant qu’il tiendrait bien une nuit supplémentaire, la jeune femme frotta le front de Zmeï pour le remercier de son efficacité et l’abandonna à son avoine pour se diriger vers la taverne.

Pour son plus grand plaisir, l’intérieur de l’auberge se révéla être en meilleur état que son extérieur. Le sol y était propre, la chaleur agréable, surtout après une journée à chevaucher dans le froid, et la dizaine de clients, des fermiers et quelques marchands, ne semblaient guère enclins aux esclandres. À dire vrai, les personnes les plus menaçantes de l’auberge étaient sans aucun doute les prétoriens. Leurs lames battaient contre leur cuisse à chacun de leurs pas, et leurs équipements étaient tachés de boue et de sang.

Heureusement pour eux, le tenancier, un gaillard bien portant au crâne rasé, reconnut Jalith qui avait l’habitude de s’arrêter ici avec ses parents. Il l’écouta raconter son histoire, les larmes aux yeux, et cessa de se méfier des voyageurs dès qu’elle eut fini. L’expression à la fois grave et redevable, il leur fournit deux chambres, qu’il assura être ses meilleurs, et leur promit de leur faire rapidement parvenir de quoi se laver.


 

Il fallut beaucoup d’efforts à Lyne pour nettoyer de la crasse qui la maculait, mais son moral remonta amplement lorsqu’elle put enfin endosser une chemise propre. Débarrassée de l’odeur du combat, elle redescendit ensuite dans la salle commune, prête à affronter la bonne humeur des lieux, qui ne collait guère avec la sienne, si cela lui permettait de se remplir l’estomac.

Soreth, qui s’était rincé dans les écuries, était déjà attablé non loin de la cheminée. Un peu à l’écart des autres et perdu dans ses pensées, il semblait avoir regagné sa sérénité habituelle. Comme si la soirée était des plus ordinaires. Lyne ne put s’empêcher de l’envier et espéra qu’avec l’expérience elle se comporterait comme lui.

— Jalith ne mangera pas avec nous, déclara le prince en l’entendant arriver, elle est épuisée.

La guerrière opina en s’asseyant, puis répondit d’une voix inquiète.

— Il faudra tout de même qu’elle avale quelque chose. Cela lui ferait du bien.

— J’ai prié le tavernier de lui monter un plat, mais elle a surtout besoin de repos.

— C’est vrai. Après ce qu’elle a vécu, je suis déjà soulagée qu’elle n’ait pas tout abandonné.

— Cela a été une journée difficile pour tout le monde.

Soreth termina sa phrase en fixant son interlocutrice, et elle se demanda s’il s’était exprimé par hasard ou s’il avait compris qu’elle voulait lui parler. Il se leva toutefois sans répondre à cette question et ajouta.

— Il n’y a pas de remède parfait à cela, mais un bon repas et une boisson convenable sont un début. Je vais aller commander.

Tandis qu’il s’éloignait vers le comptoir, Lyne sentit sa détermination à évoquer ses états d’âme diminuer. Son partenaire était de bonne humeur. Elle ne voulait pas ternir la soirée avec ses idées noires.

Elle hésitait encore lorsqu’il revint les bras chargés de nourriture. Il posa d’abord deux chopes en bois sur la table, puis y adjoignit une grande carafe en terre cuite à l’odeur de fleur de sureau, une lourde miche de pain blanc, et un morceau de viande fumée.

— Le dîner arrivera d’ici une dizaine de minutes alors j’ai pris de quoi patienter. Cela sera un peu copieux, mais il ne faut pas négliger le repas des héros.

— Merci beaucoup, répondit la prétorienne avant d’ajouter sans pouvoir se retenir, même si je ne suis pas sûr de le mériter.

Le prince secoua la tête en lui coupant une tranche de pain.

— Nous avons sauvé Jalith au péril de notre vie. Appelle cela comme tu le souhaites, mais pour moi c’est de l’héroïsme.

— Je ne sais pas. J’ai à peine réfléchi avant d’agir.

La guerrière mordit sa tartine à pleines dents, savourant avec plaisir le goût du blé, plus subtil que celui du seigle.

— C’est justement dans ces moments-là que les gens se révèlent, reprit Soreth avant de marquer une pause et d’ajouter, bon, c’est aussi là que l’on reconnaît ceux qui ont plus de chance de rester en vie et les autres.

Malgré son fatalisme, la remarque leur arracha un sourire. Lyne n’avait pas prévu de mourir, mais elle devait admettre qu’elle n’avait pas choisi un métier sans risque. Elle fut soudainement rassurée que sa mère la pense dans une maison de campagne sécurisée à protéger un prince solitaire. Elle pouvait ainsi dormir sans s’inquiéter en permanence pour sa fille. Cette pensée en entraînant une autre, elle tourna des yeux curieux vers Soreth et se demanda comment sa famille pouvait le laisser partir. Elle ne l’aurait jamais permis si cela avait été l’un de ses frères.

Elle ouvrait la bouche pour l’interroger quand l’arrivée de l’aubergiste lui rappela que la pièce était remplie d’oreilles indiscrètes. Décidant de garder sa question pour un moment plus propice, elle se concentra sur le ragoût que le tenancier déposait devant eux.

— Voilà pour vous, déclara-t-il d’une voix sympathique, offert par la maison ! Qu’il ne soit dit nulle part que mon établissement accueille mal les héros.

— Merci, messire, répondit Lyne charmée par la bonhomie de son interlocuteur, mais nous ne sommes pas des hé…

— Allons, pas de modestie ! J’ai parlé avec la petite Jalith et je ne doute pas que vous en soyez.

— Connaissez-vous bien Jalith ? l’interrogea Soreth, clairement amusé par sa remarque.

— Un peu ouais. Ses parents passent… enfin passaient de temps à autre. Son père se montrait plus ambitieux que les paysans du coin. Quand il reniflait une bonne affaire, il préférait vendre lui-même ses récoltes plutôt que de laisser un marchand l’escroquer.

Il marqua une pause pour s’essuyer les mains sur son tablier et ajouta.

— Dommage que ça ne leur ait pas réussi. Puissent-ils avoir rejoint leurs ancêtres.

Soudainement intriguée, la guerrière demanda en fronçant les sourcils.

— Les marges sont-elles si importantes que cela ? La réduction des taxes ne me semble pas justifier un tel trajet.

— Ah ! Ça, c’est parce que vous voyagez depuis trop longtemps pour avoir les dernières nouvelles. Depuis quelques jours on raconte que les silos du quartier nord de Hauteroche ont pris l’eau. Ils y ont perdu plus de la moitié de leur stock et n’aurons plus rien à manger dans à peine un mois. Comme il leur en faudra bien trois avant les premières récoltes la valeur des denrées a doublé. Et à mon avis, ce n’est que le début.

— Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ? s’étonna Soreth en abandonnant sa nonchalance. C’est une catastrophe sans précédent depuis la guerre.

— Je me suis dit la même chose, mais je vois de plus en plus de marchands revenir les poches pleines de Hauteroche et le prix des provisions commence à augmenter ici aussi. Je vais même devoir faire suivre mes tarifs, ce qui ne va pas plaire aux clients… Enfin, cela ne vous concerne pas tout ça puisque pour vous c’est gratuit ! Mangez donc avant que ce ne soit froid.

Gratifiant ses interlocuteurs d’un ultime sourire, l’aubergiste les laissa à leur repas et retourna derrière son comptoir. Les prétoriens lui obéirent sans se faire prier. D’une part, car ils étaient affamés. D’autre part parce que le cuisinier de l’établissement était particulièrement doué.

Une fois leurs assiettes vidées, ils discutèrent de Hauteroche et essayèrent d’imaginer ce qui avait pu se produire et ce qui risquait d’arriver à la ville neutre. Ils pensaient tous deux que la reine Thescianne devait diminuer les taxes sur la nourriture, mais il était difficile de savoir si cela suffirait à juguler le problème. Dans tous les cas, ils allaient devoir redoubler de vigilance. Il allait y avoir de plus en plus brigands sur les routes. Ceux qui avaient attaqué Jalith s’étaient montrés prompts à exploiter la situation, ils avaient dû se préparer en à peine deux jours, mais d’autres ne tarderaient pas à les imiter.

Désireuse d’oublier l’après-midi, Lyne dévia ensuite la conversation sur l’une de ses missions en mer et raconta comment elle avait faillit se faire jeter hors d’un bateau de contrebandiers. Lorsqu’elle eut terminé, après de nombreux éclats de rire de Soreth, ils bâillèrent tour à tour et décidèrent d’aller se coucher.

Lyne inspecta brièvement leur chambre avant de laisser entrer le prince, puis ferma la porte derrière lui, la bloquant avec la cale en bois qu’ils transportaient depuis le début de leur périple. Pendant ce temps, Soreth disposa une poignée de chausse-trappes au pied de l’unique fenêtre. Une fois les accès sécurisés, ils se tournèrent respectivement le dos et enfilèrent leurs vêtements pour la nuit. La prétorienne troqua sa chemise en laine pour une autre en lin blanc, puis s’allongea sans tarder sur son matelas de paille. La journée l’avait épuisée. Elle avait hâte de dormir.

Hélas, l’obscurité ne lui accorda pas le repos qu’elle désirait. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle revoyait ceux du jeune archer sur le point de mourir. Dès qu’elle voulait penser à autre chose, son esprit lui rappelait le fracas des armes et l’odeur du sang. Quant à sa main droite, elle tremblait frénétiquement, comme pour oublier les chairs qu’elle avait tranchées. Elle se tourna et se retourna sous sa couverture durant de longues minutes, espérant que la fatigue eût raison de ses angoisses et finisse par la saisir, mais il n’en fut rien.

Au bout d’un long moment, elle se résigna à se lever pour marcher un peu. Elle se stoppa toutefois, à moitié redressée sous ses draps, lorsque Soreth l’interpella d’un murmure.

— C’est difficile n’est-ce pas.

D’abord soulagée de ne pas être la seule réveillée, Lyne sentit la gêne l’envahir en réalisant que ses mouvements incessants étaient sans doute la cause de l’insomnie du prince.

— Désolée. Je ne voulais pas t’empêcher de dormir.

— Ce n’est pas grave. Enfin… de toute façon… peu importe.

Une série de bruits de tissu succédèrent à cette tirade fort peu explicite, puis une chandelle chassa l’obscurité de la pièce. Pendant que la vue de Lyne s’adaptait à la lumière, Soreth, maintenant assis dans son lit, lui adressa un regard empli de compassion.

— Je me demandais si tu allais réussir à dormir. C’est difficile au début. Après ma première fois, je n’ai pas fermé l’œil durant quatre nuits.

— Et tu… comment cela s’est-il passé ?

— J’enquêtais sur un espion. Je croyais pouvoir fouiller sa chambre pendant qu’il n’était pas là, mais j’ai surestimé le temps à ma disposition. Nous nous sommes battus. Cela s’est mal terminé.

Le silence retomba quelques secondes dans la pièce, puis Lyne demanda timidement.

— Comment arrives-tu à porter la responsabilité de sa mort ?

— Au début j’ai essayé de me dire que ce n’était pas vraiment ma faute. Toutefois, je lui ai enfoncé cinq pouces d’acier dans le ventre, alors c’est difficile d'imaginer que je n’y suis pour rien. Cependant…

Il marqua une pause pour passer une main pensive sur son menton avant de reprendre.

— Je me suis rendu compte que la responsabilité ce n’est pas la culpabilité. Je ne l’ai pas tué car je le voulais, mais parce qu’il menaçait l’Erellie et que je n’avais pas le choix. Plus que son blason, ce sont les motivations d’un garde qui le différencie d’un bandit. Tant que ma cause sera juste, je ne me sentirai pas fautif.

— Ne crois-tu pas que cela aurait pu mieux se finir ? Que tu aurais pu préserver sa vie.

— Il est facile de penser a posteriori que l’on pouvait faire davantage. Quand il faut agir en une fraction de seconde, nous ne pouvons pas analyser toutes les options pour choisir la meilleure. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas se remettre en question pour progresser, mais nous n’allons pas abandonner l’Erellie en attendant.

Lyne hocha la tête, comprenant où son interlocuteur voulait en venir.

— Et leurs visages ? fini-elle par ajouter. Comment fais-tu pour dormir malgré cela ?

— Avec le temps, on s’y habitue. À plus court terme, soit tu contemples ton plafond pendant des nuits, soit tu as la chance de m’avoir dans ta chambre.

Une moue perplexe se dessina sur les lèvres de la guerrière, arrachant un sourire amusé à Soreth. Il se leva toutefois sans s’en offusquer et s’avança vers elle. Elle eut aussitôt par un mouvement de recul. Elle avait beau lui faire confiance, le voir s’approcher de son lit ne lui semblait guère convenable. Constatant son inquiétude, son partenaire s’arrêta et passa une main gênée dans ses cheveux.

— Je crois que j’ai oublié de te demander si je pouvais m’asseoir à côté de toi.

Lyne hésita, elle n’était pas sûre de comprendre ce qu’il voulait faire, puis acquiesça et se serra pour lui laisser une place devant elle. S’il connaissait un moyen de l’aider à dormir, les convenances pouvaient retourner dans l’Eff.

Lumière vacillante de la chandelle, restée de l’autre côté de la pièce, ne permettait pas à la guerrière de distinguer correctement les traits de Soreth. Elle y voyait cependant suffisamment pour constater qu’il arborait toujours son sourire malicieux et qu’il la troublait davantage qu’elle n’était prête à l’admettre. D’autant qu’il se tenait droit, respirait lentement, et ne laissait transparaître que le calme qui l’habitait. Soit exactement l’inverse de Lyne, que l’insomnie tentait de plus en plus.

Tandis que son esprit bouillonnait de pensés et d’autres, son regard fut attiré par une cicatrice discrète, qui débutait au milieu de l’avant-bras gauche du jeune homme et remontait le long de celui-ci pour disparaître sous la manche retroussée de sa chemise. Cette découverte, tracée par une dague ou une épée, lui rappela qu’avant d’être un prince, Soreth était un combattant, un frère d’armes et un équipier. Son équipier. L’idée lui rendit un peu de témérité, il pouvait bien la troubler si elle n’avait rien à craindre de lui, et elle releva la tête pour plonger ses yeux dans celui du galweid. En réponse, ceux-ci se mirent à briller. Non pas d’amusement, comme c’était souvent le cas chez Soreth, mais, tel un miroir tourné sur son âme, du respect qu’il avait pour sa droiture, de la compassion que lui provoquait ses angoisses et, surtout, de la certitude qu’elle avait fait de son mieux.

Devant ces certitudes indiscutables, ses inquiétudes s’estompèrent peu à peu et les battements saccadés de son cœur s’apaisèrent lentement. Elle laissa alors un sourire se dessiner sur son visage. À la fois comme un écho à celui qu’arborait son partenaire, et une question muette sur ce qu’il comptait faire maintenant.

— Puis-je te toucher ? demanda-t-il en guise de réponse.

Lyne acquiesça sans réfléchir et sentit des mains se poser délicatement sur ses épaules.

— Comme Beorthne aime à le rappeler, détendre les gens est la première compétence de tout bon guérisseur.

Un frisson parcourut la prétorienne. Son cœur manqua un battement. Elle n’y prêta pas attention, trop absorbée par le regard du prince. Ici, maintenant, son esprit n’avait plus de place que pour le présent et les sensations agréables qu’il lui procurait. La chaleur des mains de Soreth, son sourire charmant, le cycle de leurs respirations harmonisées, le bruit du vent entre les arbres dehors, les hululements d’une chouette au loin. Elle ressentait tout cela et bien plus encore. L’instant était devenu une majestueuse symphonie à la vie, qui emplissait chaque recoin de sa conscience et en chassait la moindre pensée sombre. En face d’elle, Soreth murmura quelques mots d’encouragement.

— C’est bien. Continue comme cela.

Le sourire de la guerrière s’agrandit, puis ses paupières s’alourdirent. Elle n’était toutefois plus sûre de vouloir dormir. Le monde était trop beau pour cela.

— Ne lutte pas, tout ira bien.

Elle essaya de hocher la tête mais en fut incapable. La fatigue était trop forte. Au bout de quelques secondes ses yeux se fermèrent sans qu’elle puisse les rouvrir, puis, lentement, elle s’assoupit en emportant avec elle le regard du prince Erellien.


 

Elle fut réveillée par le chant des oiseaux trop courageux pour fuir l’hiver et assez malins pour profiter des restes de l’auberge. Comme les lattes disjointes des volets laissaient la lumière tamisée du jour éclairer la chambre, elle put constater en se redressant sur son lit que Soreth avait quitté le sien depuis longtemps. Résolue à ne pas le faire attendre plus, elle lui devait déjà beaucoup, Lyne s’étira de tout son long, bondit hors de sa couverture, et retira le panneau de bois de la fenêtre pour permettre à l’air frais s’engouffrer dans la pièce. La perspective de chevaucher toute la journée par cette température ne l’enchantait guère, mais elle apprécia de sentir le vent matinal traverser sa chemise. Elle ne connaissait pas de meilleure façon de se réveiller.

Sortant la tête par l’embrasure, elle inspira profondément avant de scruter le ciel pour déterminer l’heure. Hélas, les nuages de la veille plombaient toujours l’horizon. Elle leur adressa une brève grimace, puis rentra au chaud bredouille et ferma l’ouverture avec un second cadre de toile cirée prévue à cet effet.

Elle se frotta ensuite les épaules pour se réchauffer et, pour une fois apaisée, décida qu’il était l’heure qu’il était. Si Soreth avait voulu partir plus tôt, il ne l’aurait pas laissé dormir aussi longtemps. Elle appréciait toutefois qu’il lui ait permis de se reposer. Elle n’avait pas encore toutes les réponses à ses questions, mais elle se sentait prête à aller les chercher. Esquissant une moue satisfaite, elle passa une main dans ses cheveux décoiffés et se dirigea vers ses affaires pour s’habiller en vitesse.

Elle constata en atteignant le rez-de-chaussée que l’auberge était quasiment vide, à l’exception de la table que les prétoriens occupaient la veille, où Soreth et Jalith discutaient avec un inconnu à la peau brune d’une cinquantaine d’années.

Tandis qu’elle s’approchait, son partenaire lui accorda un sourire sympathique. Jalith en fit de même, plus timidement. Le dernier individu se contenta pour sa part d’un hochement de tête. Elle l’imita en laissant son équipier la présenter.

— Voici Lyne, ma camarade de voyage.

Il marqua ensuite une pause pour tourner son regard vers sa protectrice et ajouta.

— Et voilà messire Luthod, marchand de son état et gardien de Jalith jusqu’à ce qu’il l’ait ramené chez elle.

Tout en parlant, Soreth fit passer une assiette de bouillie de céréale à sa partenaire. Malgré les tiraillements de son estomac, celle-ci prit le temps de saluer convenablement le commerçant avant de manger.

— Enchantée, messire. Merci de vous occuper de Jalith.

— C’est tout naturel, répondit celui-ci en affichant un sourire affable, il serait inconcevable de laisser une personne aussi jeune sans aide. Et puis, c’est sur ma route de toute façon.

— Sais-tu ce que tu vas faire maintenant ? demanda Lyne se tournant vers la paysanne.

L’intéressée opina avant d'expliquer d’une voix fluette.

— Je vais vendre notre, enfin, mon grain à messire Luthod, puis m’occuper de l’enterrement. Ensuite, je reprendrai la ferme ou j’aviserai.

— Cela me semble être une bonne idée, mais soyez tout de même prudents.

— Ne vous inquiétez pas, madame, déclara le marchand, plus nous nous éloignerons de Hauteroche et de la zone démilitarisée, moins nous serons en danger. C’est triste à dire, mais cette neutralité est parfois plus utile aux bandits qu’aux honnêtes citoyens.

— Savez-vous ce qui se passe là-bas ? l’interrogea Lyne en se demandant si des nouvelles de Brevois avaient pu arriver jusqu’ici.

— Pas vraiment, mais les rumeurs parlent d’un nombre croissant de brigands. Il serait temps que quelque chose soit fait avant que la situation devienne vraiment intenable.

— Cela sera sûrement le cas, répondit poliment Soreth, mais vous connaissez l’empire. Toute cette paperasse est longue à remplir.

— Hélas, il vaut mieux cela qu’un nouveau conflit avec Ostrate. J’étais encore jeune lors du dernier, mais pour rien au monde je ne souhaiterais revoir les montagnes comme elles l’étaient à l’époque. On ne pouvait pas faire cinq lieux sans tomber sur…

Il s’arrêta, jeta un œil à Jalith, et se racla la gorge d’une voix ennuyée.

— Vous savez quoi…

Les prétoriens acquiescèrent. Tout le monde connaissait l’histoire de l’attaque-surprise de Hauteroche et les milliers de morts qu’elle avait entraînés. Les relations avec l’empire d’Ostrate s’étaient apaisées par la suite, mais tous redoutaient un nouveau conflit.

Soucieuse de ne pas aborder un sujet trop sinistre, Lyne dévia la conversation et termina son déjeuner en discutant semailles avec Jalith tandis que Soreth préparait leurs affaires. Ils saluèrent ensuite la paysanne et le marchand, puis se dirigèrent vers les écuries. Si tout se passait bien, ils atteindraient Brevois dans moins de deux jours.

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MichaelLambert
Posté le 03/12/2022
Bonjour Vincent !
C'est intéressant et étonnant ces questionnements sur les conséquences de devoir tuer. Par devoir pour l'Erellie, c'est une réponse qui ne me satisfait qu'à moitié, je ne suis pas encore assez attaché à cette contrée parce que je ne sais pas encore très bien ce qui la menace et quelles seraient ses qualités intrinsèques (ça ressemble à un royaume moyenâgeux et je crains que tout le monde n'y soit pas heureux). Pour sauver Jalith ça me semblait plus nécessaire et plus justifiable (mais alors je n'en sais pas assez sur pourquoi les brigands ne l'ont pas tuée avec ses parents, ce qu'elle risquait, où on l'emmenait). Et enfin, je suis d'un naturel méfiant avec les personnages qui passent soit-disant par hasard comme ce commerçant qui veut prendre Jalith sous son aile : je crains tout de suite que ce ne soit un piège et ça m'énerve que Lyne et Soreth n'y pensent même pas !
Sinon, je trouve que tes chapitres sont de plus en plus fluides et tu construis une relation intéressante et de plus en plus complexe entre Lyne et Soreth. Ce qui donne envie de savoir où ça va les conduire !
A bientôt pour la suite !
Vincent Meriel
Posté le 03/12/2022
Bonjour Michaël !
Merci pour ton compliment, je pense aussi (du moins j'espère) que je me suis amélioré au fur et à mesure de l'écriture de ce roman ^^
Tu soulèves un point intéressant avec tes deux remarques sur l'Erellie et ses citoyens, je vais réfléchir à l'approfondir.
Pour ce qui est de tuer, je suis content que la réponse te satisfasse à moitié, c'est l'objectif. C'est une discussion qui est loin d'être finie entre Lyne et Soreth :P
À bientôt et bonne journée.
Camille Octavie
Posté le 27/11/2022
Bonjour ! J'ai repensé à ce chapitre en lisant autre chose ce matin, et du coup je me suis posée des questions auxquelles je n'avais initialement pas réfléchi...
Tu dis qu'elle a d'excellents états de service, qu'elle s'est déjà battue, on est dans un monde "moyen-âgeux" manifestement peu pacifique, pourtant tu sous-entends qu'elle n'a jamais tué avant. C'est un peu curieux, non ?
Ensuite, j'ai vraiment du mal à adhérer à la "relaxation", même avec plusieurs jours de recul (je suis un peu mono maniaque, quand ya un truc qui me chiffonne je décroche pas). Avec le prince assit sur son lit, s'il ne fait que la regarder dans les yeux, je la vois plus:
- se lever pour s'éloigner
- soit être terriblement gênée et faire de son mieux pour le cacher sans pouvoir écouter ce qu'il dit (quitte ensuite à dormir, parce que effectivement, ça lui aura fait penser à autre chose)
- soit prendre la chose par l'humour ou la provocation (exemple "c'est pas en me faisant les yeux doux que tu finiras dans mon lit, attention" )
- (si on était dans notre monde), lui mettre un coup de spray au poivre.
Enfin, bref, j'ai vraiment hâte de lire la suite, on sent qu'ils vont finir ensemble d'une façon ou d'une autre, mais ce passage continue de m'interroger ^^
Bon courage !
Vincent Meriel
Posté le 27/11/2022
Bonjour !
Je vois que ce passage pose bien des questions ^^ je vais essayer d'y répondre pour identifier les ratés dans mes explications.

Pour la première, j'essaye justement de tempérer la violence du monde lorsque Lyne parle à Shari. Elle lui explique bien que la majorité de son travail ce n'est pas simplement de se battre. Même si le monde est assez violent dans sa résolution, la vie courante ne l'est pas tant que cela (mais on a assez peu vu la vie courante en question c'est sûr).
Je reviens ensuite sur le trouble de Lyne au début de ce chapitre avec " Cinq cadavres, dont deux à lui imputer, c’était beaucoup. Il ne s’agissait évidemment pas de ses premiers, mais elle n’avait jamais été aussi impliquée. Il n’y avait pas eu de camarades pour frapper avec elle ou d’ordres à exécuter cette fois."
Et c'est sûrement le plus important. Lyne a surement déjà terminé des combats en tuant quelqu'un avec ses camarades de la garde, mais elle n'a jamais tué pendant un duel. En termes de responsabilité c'est beaucoup plus personnel.

Pour ta seconde remarque, il est possible que je n'ai pas assez expliqué ce qui se passe dans la tête de Lyne.
Elle ne frappe pas Soreth parce qu'il lui demande la permission de s'asseoir (la scène aurait été amusante cela dit ^^), et comme tu l'as dis est "terriblement gênée et faire de son mieux pour le cacher".
Cela ne dure toutefois pas, car en voyant les cicatrices du prince, elle se rappelle qu'elle n'a rien à craindre d'un type qui est son égal, voir, dans une certaine forme, son idéal.
Cela lui permet alors de se concentrer sur lui, d'atténuer ses craintes (en acceptant la confiance qu'il lui porte) et de se calmer. Cela, d'une part parce qu'elle synchronise inconsciemment sa respiration avec celle tranquille de Soreth (ce qui l’apaise physiquement) et ensuite parce qu'il l'entraine dans une forme de méditation sur l'instant présent. Ajoutant à cela le fait qu'elle ait pu vider son cœur en lui parlant auparavant, elle arrive enfin à s'endormir.

Voilà, je ne sais pas si c'est plus clair ^^'

En tout cas merci pour tes retours. Le prochain chapitre arrive bientôt !
Camille Octavie
Posté le 27/11/2022
Merci pour ta réponse ! Comme quoi on interprète parfois beaucoup plus que prévu... Je pense que c'est en effet juste une question de "dosage" de montrer ce qu'il se passe dans sa tête. Tu avais tout dit, mais parfois il suffit d'un mot pour que ça passe moins bien ou mieux. Suggestion naïve (je fais ça parfois pour mes héros masculins parce que j'ai le problème inverse), lorsque tu écris une pensée de Lyne (par exemple, "elle se dit que...", demandes à des femmes de ton entourage comment elles, elles le formuleraient)
Vincent Meriel
Posté le 29/11/2022
Bonne idée ! Merci
Vous lisez