Chapitre 10. Rin

Par Benriya

La nuit tombée, le port d'Hebi ne perdait rien de sa vie. Les cris des marchands étaient remplacés par celui des harangueurs qui attiraient les passants vers les bars et tripots situés en bordure d'océan. Des étals construits à la va-vite pullulaient et des acteurs de passage y faisaient danser leurs marionnettes. Celui vers lequel se dirigeait Rin n'était fait que de quelques planches de bois clouées dans un rectangle incertain et de caissettes dont s'échappaient encore l'odeur des fruits qu'elles avaient contenus. Pourtant, c'était ici que se rassemblaient le plus de personnes. Debout à côté de son manège, la voix de Giyu résonnait plus fort que celle de ses concurrents. Giyu avait une voix de stentor, de celles que l'on prêtait facilement aux généraux sur les champs de bataille, capables de couvrir le bruit sec des armes et de gonfler le courage des soldats.

Restant à l'écart, Rin s'accroupit derrière un groupe d'enfants qui s'esclaffaient en regardant l'une des marionnettes se faire battre par ce qu'elle imaginait être son épouse. Giyu guidait l'histoire, apostrophait son public, grondait comme l'orage et caressait les oreilles tout à la fois. Le forain était déjà là quand elle n'était qu'une enfant. Les rares fois où son père l'avait emmenée au port, elle avait tiré sur sa main pour s'asseoir ici et admirer ses spectacles.

Quand Giyu ferma le rideau, remerciant les citadins pour leur attention tandis que sa fille parcourait la foule un chapeau à la main à la recherche de pièces, Rin se redressa et alla à sa rencontre. Quand il l'aperçut, l'homme grimaça.

— Est-ce que j'ai affaire à l'inspectrice Uchiyama ou à la petite Rin ? demanda-t-il.

Un sourire éclaira les lèvres de la jeune femme. Elle n'était pas assez crédule pour s'imaginer que les seules recettes de ses spectacles suffisaient à payer l'appartement que Giyu possédait rue de Minuit. Elle n'était pas non plus aveugle à ces enfants vêtus de haillons qui se fondaient parmi les spectateurs pour couper de la pointe de leur canif les bourses de ceux qui se laissaient happer par le spectacle au point d'oublier dans quelle ville ils se trouvaient.

— La petite Rin, répondit-elle.

— Parfait ! C'est toujours un plaisir de te voir, s'exclama Giyu d'une voix forte en déposant brutalement un baiser sur sa joue. Tu as aimé le spectacle ?

— Je n'en ai vu que la fin... Giyu, j'ai un service à te demander.

Retirant son chapeau haut de forme et sa cape, l'homme fouilla dans une malle et dénicha une flasque. Il retira le bouchon d'un coup de dent et la tendit à Rin dont le nez se fronça. L'alcool était si fort qu'il lui piquait les narines et elle repoussa sa main pour se délivrer de son odeur. Giyu haussa les épaules, avala une gorgée de whisky et l'invita sans un mot à s'exprimer.

— Est-ce que tu saurais où je peux trouver un pirate nommé Sumire œil de verre ?

Les sourcils de Giyu se froncèrent.

— Qu'est-ce que tu lui veux ?

— Je ne peux pas te le dire sans faire revenir l'inspectrice Uchiyama et je ne suis pas sûre que ce soit dans ton intérêt.

— Tu es certaine de ne pas vouloir une lampée ? demanda Giyu en agitant sa flasque. Ce n'est pas le meilleur des alcools mais crois moi, il te tient chaud et te remettra peut-être les idées en place.

— Giyu...

L'homme referma sa malle, s'assit dessus en croisant les jambes. S'il appréciait la jeune femme, il avait surtout aimé son père. Un homme droit et bon, doux et généreux. Sa mort, quelques années plus tôt, l'avait profondément attristé et s'il avait critiqué le choix de carrière de son enfant, ce n'était pas aujourd'hui pour l'envoyer dans les bras des pirates.

— La police ne s'occupe pas des affaires de pirates. C'est du ressort de la marine et (il pointa son index en direction de la jeune femme avant qu'elle ne lui coupe la parole) c'est de leur ressort pour une raison. Mettre la main sur un voleur à la petite semaine, un homme qui tue sa femme par jalousie, ou un dérangé qui trouble l'ordre public n'a rien à voir avec les corsaires. Cette espèce-là, Rin, on en tire que des ennuis. J'ai assez bourlingué dans cette ville pour savoir qu'il faut mieux s'en tenir éloigné.

— C'est noté. Maintenant dis moi où je peux le trouver.

— Non, par respect pour ton père, je ne cracherai pas un mot.

Rin fouilla dans sa poche et en sortit deux pièces d'argent qu'elle lança sur les cuisses de Giyu. Il les attrapa et les leva jusqu'à la lumière d'une bougie pour vérifier que le profil du roi s'y trouvait bien. Refermant sa paume dessus, Giyu claqua sa langue contre son palais et considéra ses options.

— Son bateau, la Flamme Noire, se trouve sur le deuxième dock.

— Merci, souffla Rin en prenant congé.

Observant la jeune femme disparaître dans la foule, Giyu rebouchonna sa flasque et soupira une excuse à l'esprit de son défunt père. Les chiens ne font pas des chats, pensa-t-il. Yasuo aussi avait un don pour mettre son nez dans les affaires des autres. Après tout, c'était bien de cette manière que leurs chemins s'étaient croisés.

 

 

***

 

 

Rin n'eut pas à chercher longtemps avant de trouver la Flamme Noire. A l'image de son nom, sa coque brillait des mêmes ténèbres. En outre, la Flamme Noire était plus imposante que les navires marchands amarrés à ses côtés et les hommes qu'elle pouvait entendre hurler, rire et chanter à son bord n'auraient jamais pu se faire passer pour d'honnêtes vendeurs débarqués d'îles exotiques avec leurs épices et leurs soieries. Le dos contre le mur d'un immeuble, Rin observait les allers et venues de l'équipage, se laissant ainsi le temps de rassembler son courage.

Rares étaient les femmes à monter sur d'autres bateaux que ceux utilisés pour la plaisance. Et plus rares encore étaient celles qui mettaient le pied sur le pont d'un navire de corsaire. La légende voulait que la présence d'une dame porte malheur à l'expédition mais Rin se demandait combien de femmes avaient souffert, à terre, en voyant les voiles de la Flamme Noire accoster sur leurs rivages.

Ce qu'elle connaissait des pirates s'arrêtait aux rumeurs que l'on échangeait dans les couloirs du poste ou aux tables des tavernes ; à celles qu'elle pouvait lire dans la gazette du royaume et les histoires des romans. Elle les savait sauvages et farouches, cruels et intrépides.

Rin serra sa main sur la garde de son sabre. Des truands sauvages et farouches, elle en avait eu son lot en dix années passées à écumer des rues nourries par le crime. Des voleurs cruels et intrépides, elle en avait aussi maté plusieurs avant de les remettre aux mains du Juge. Alors pourquoi hésitait-elle autant à avancer vers ce navire ?

Dans sa tête, elle put entendre la voix de son partenaire lui donner la réponse : on est de simples policiers Rin, quand ça nous dépasse on laisse l'affaire à quelqu'un d'autre. On n'est pas là pour jouer les héros, et sauf dans les livres, les héros rentrent rarement chez eux le soir.

La jeune femme secoua la tête. Quand elle avait quitté la maison de son père avec l'intention de rejoindre les forces, elle s'était aussi jurée d'embrasser ses principes. Au-dessus du bureau de son chef, étaient gravés en lettres d'or ces quelques mots sur lesquels elle avait juré son honneur et son insigne : vérité et justice.

La vérité, elle la devait à Irie.

Elle détacha alors son dos du mur et rejoignit la passerelle du bateau.

Des sifflements et des ricanements accueillirent sa venue et Rin plaqua une expression neutre sur son visage.

— Elle s'est perdue la petite demoiselle ? demanda un matelot.

Son collègue, une corde enroulée autour de son épaule, lui donna un coup de coude dans les côtes.

— Mire un peu ça, on nous envoie une inspectrice.

— Conduisez-moi à votre capitaine.

Sa voix, qu'elle pensait absente de toute émotion, trouva de nouveaux rires en guise de réponse. Un troisième homme vint rejoindre la troupe. La dépassant de trois têtes, ses habits étaient aussi sales que pouvait l'être sa figure. Quand il lui offrit un sourire, Rin nota qu'il lui manquait quatre dents.

— Qu'est-ce que tu veux au Capitaine, ma jolie ?

— Lui parler (elle sortit le carnet du journaliste). C'est au sujet d'Irie Kurusu, il a été retrouvé mort près du port et semblait avoir une relation avec Sumire.

Le géant cracha sur le parvis.

— Le Capitaine a rien à voir avec ça. Rentre chez toi, t'as pas envie de t'attirer les ennuis et d'mon côté j'aime pas bousculer les dames.

Rin ouvrit les lèvres, les pieds fermement ancrés dans le sol. Elle ne bougerait pas avant d'avoir vu l'ombre du Capitaine, obtenu des explications de sa part, et avoir plongé son regard dans le sien pour y découvrir s'il avait, ou non, une implication dans la mort du journaliste. Pourtant, elle n'eut pas le temps de prononcer un mot de plus qu'une voix claqua au-dessus de sa tête.

— Laissez-la monter.

Le géant maugréa quelques mots avant de faire un pas de côté, et l'un des matelots, celui à la corde, lui fit signe de le suivre. Il la conduisit jusqu'à une cabine richement décorée, d'où s'échappait une douce odeur de pamplemousse et de miel. Assis sur une chaise que Rin aurait volontiers qualifiée de trône, le Capitaine l'attendait, les jambes croisées sur son bureau. S'il était plus petit que le géant sur le quai, ce qu'il dégageait crispa instinctivement l'inspectrice. Plus vieux qu'elle, Sumire portait une barbe courte et grise. Sa peau olive témoignait d'années passées sous le rude soleil des océans. Ses mains bardées de cicatrices se prolongeaient sur des doigts fins et agiles entre lesquels il jonglait avec une orange. C'était pourtant ses yeux qui la firent frémir. Bien que petits, ils brillaient d'un éclat étrange et inquiétant. Ses iris, d'un gris si clair qu'ils se fondaient presque dans le blanc donnaient l'impression que quelqu'un avait déposé un voile sur ses orbites.

— Rendez-moi ce carnet.

Sumire ne l'avait pas invitée à s'asseoir mais Rin s'installa en face de lui, le carnet serré entre ses paumes.

— Quelle était votre relation avec Irie ? De ce que j'ai pu lire j'ai l'impression qu'il vous appréciait comme un am...

— Rendez-moi ce carnet, répéta le Capitaine.

Il n'avait pas haussé le ton mais le cœur de Rin manqua un battement. Elle détourna le regard, ne supportant pas l'éclat étrange de ses yeux sur elle.

— Il a été retrouvé mort, la gorge tranchée, continua-t-elle. On lui a prélevé des doigts, c'est une pratique de corsaires. Vous êtes le seul pirate parmi ses connaissances.

Sumire attrapa un poignard sur son bureau et le plongea dans l'orange, la coupant en deux d'un simple mouvement de poignet.

— Je n'ai jamais tué l'un de mes amis...

— Il était donc votre ami ?

— ... Mais je n'ai jamais hésité quand il s'agissait de mes ennemis.

Se levant d'un bond, la chaise de Rin s'écrasa dans un bruit sourd derrière elle. La main sur la garde de son épée, elle recula jusqu'à la porte. Les traits du Capitaine s'étaient durcis et des gouttes d'orange s'étaient prises dans sa barbe. Il donnait un spectacle aussi grotesque qu'effrayant.

— Vous l'auriez supprimé pour une simple clé ? Qu'avait-elle de si spéciale pour vous pousser à considérer un ami comme un ennemi ?

Le pirate s'approcha d'elle, la faisant reculer de quelques pas jusqu'à ce que son dos rencontre la porte. Dans sa main, il tenait encore son canif mais c'était ses yeux que Rin évitait de croiser. Iku l'avait mise en garde, cet homme était un nak et même elle pouvait sentir le poids de son aura. Ses convictions lui apparurent alors toutes petites.

Prête à dégainer son arme, Rin retenait son souffle, douloureusement coincé dans sa gorge. Son cœur battait dans un rythme saccadé, si fort qu'elle était persuadée que Sumire pouvait l'entendre. Pourtant, ce n'est pas la pointe d'une lame qu'elle sentit sur sa peau. Son épiderme ne se changea pas non plus en verre ... Ce qu'elle sentit fut la caresse d'un soupir embué de rhum.

— Vous pourrez bientôt poser vos questions à Irie. Vous le rejoindrez sous peu à fouiner comme vous le faites. Un conseil, officier, oubliez toute cette histoire, oubliez cette clé qui n'a jamais existé. Classez l'affaire, mettez-la sur le dos d'un de mes hommes ou sur n'importe quel autre pirate mais cessez de fouiller.

Il tourna son canif, la lame reposant dans sa paume, et lui ouvrit la porte avant de retourner à son trône. Troublée, Rin quitta le bateau en prenant soin de ne pas se mettre à courir, se concentrant sur ses pas, l'un après l'autre, pour ne pas tomber. Le menton haut, elle rassembla ce qui lui restait de dignité et ignora les regards amusés que lui lançaient les matelots.

L'épaule appuyée contre une caisse à charger, le géant la regarda filer en serrant les mâchoires. 

 

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