Carte 16 - L'histoire Du Lit en Plastique

Je détestais Théo. Théo avait les yeux verts. “Oooh, il a les yeux de ses parents”. Théo était ce que je n’étais pas. L’enfant de mes parents.

Adoptée, je le savais depuis toute petite. À ce moment-là, je m’en foutais. Moi seule, j’avais les yeux bleus. Bleus comme l’océan. J’adorais nager, j’étais le “petit poisson dans l’eau” de ma famille. C’est comme ça que mon père m’appelait. Choyée, dorlotée, aimée. 

Théo est arrivé. Les parents sont rentrés de la maternité, un couffin sous le bras, un aquarium sous l’autre. Dedans, y avait un poisson rouge. “C’est pour notre petit poisson dans l’eau. On l’a appelé Zébulon.” Ça, c’était une manie de ma mère, faire rimer les noms des animaux. Lucas le chat, Martine la lapine, Bourrache la vache. Heureusement qu’on ne m’a jamais offert de peluche d’axolotl. 

Bref, les parents avaient un bébé, avec les yeux de la bonne couleur, et moi, 11 ans, un carassin doré et les idées noires. Ça tournait comme dans un bocal dans ma tête. Pré-pubère on dit. Au revoir le petit poisson dans l’eau, bonjour la lionne en cage.

Les premiers mois, j’ai essayé. Je savais bien que les parents aussi. Mais les “tu seras toujours notre fille”, j’y croyais pas. Les “je t’aime mon poisson” flottaient à la surface et moi, je restais en apnée tout au fond du bassin, invisible, les yeux couleur d’eau. Je voyais leurs yeux émeraudes émus devant les premiers sourires, les premiers mots, les premiers pas et je m’éloignais, me taisais, m’enfermais. J’évitais autant que possible les contacts avec cet enfant voleur d’affection.

C’est Zébulon qui, pendant des années, a recueilli ma hargne, mon mal-être dégoulinant d’ado désaimée. Les yeux ronds, les branchies en alerte, il m’écoutait à chaque occasion, sans broncher. Extrême comme on peut l’être à 15 ans, j’avais le sentiment qu’il était le seul être dans cette maison à me comprendre. 

Le jour où Théo a fêté ses 4 ans, Zébulon est mort. Je l’ai retrouvé le matin, à la surface, le ventre à l’air, comme s’il voulait que je le caresse. Je n’ai pas participé au goûter d’anniversaire. Je me suis enfermée dans ma chambre pendant que les parents expliquaient au petit que “j’étais triste parce que Zébulon faisait un très long dodo mais que ça n’étais pas grave”.

Ce soir-là, je feignais le sommeil. Pas question qu’on me dérange. De toute façon, c’était pas grave. J’ai entendu ma porte s’entrouvrir tout doucement. J’ai suivi des yeux mi-clos Théo qui avançait à pas de loup, un jouet dans les mains. Grimpant sur une chaise, il s’approchait de l’aquarium. D’un coup, j’ai bondi hors de mon lit, allumé la lumière, gueulé “Qu’est-ce que tu fous là ?”. Surpris et apeuré, Théo a lâché un petit cri et son jouet. Avec un petit plouf, un petit lit en plastique a glissé au fond du bocal. Interloquée, je n’ai plus bougé. Je regardais Théo, puis le lit dans l’aquarium vide, puis Théo à nouveau. D’une voix timide, il m’a dit “C’est pour Zébulon, pour faire dodo”. Alors, je me suis approchée de lui, je l’ai pris dans mes bras et, pour la toute première fois, j’ai fait un câlin à mon petit frère.
 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Fannie
Posté le 19/05/2021
Cette histoire émouvante et exprime les choses en toute simplicité. J’imagine que ce n’est pas facile pour une enfant adoptée de devoir accueillir le fils biologique de ses parents. Mais tu as raconté ces sentiments et ces émotions avec finesse, à travers des évènements apparemment banals du quotidien.
Le poisson qui meurt le jour de l’anniversaire du petit frère est un revers cruel pour la narratrice, mais le fait que le garçon qui a reçu des cadeaux en offre un au poisson précisément ce jour-là est un symbole puissant et la fin est vraiment belle.
Coquilles et remarques :
— Il y a plusieurs majuscules abusives dans le titre.
— Ce serait préférable d’écrire « onze ans » et « quinze ans » en toutes lettres.
— Pré-pubère on dit. [Prépubère, on dit.]
— Les “je t’aime mon poisson” flottaient à la surface [Virgule avant « mon poisson »]
— Je voyais leurs yeux émeraudes émus [émeraude ; quand on emploie un nom comme adjectif de couleur, il est invariable]
— parce que Zébulon faisait un très long dodo mais que ça n’étais pas grave” [ça n’était]
Nascana
Posté le 31/12/2020
C'est quand même triste. Elle avait l'air tellement attachée à son poisson. Heureusement, que ça se termine bien pour les deux. C'est beau de voir qu'ils se rapprochent.
Vous lisez