Anastasia • « Pour une cigarette... »

Notes de l’auteur : TW : sang, violences physiques, insultes mysogines

La lumière rouge de ma cabine devient de plus en plus claire, signalant l'approche de la fin de la nuit. Assise sur le rebord de mon lit, en débardeur et encore pieds nus, je roule une cigarette avec dextérité, tout en réprimant un bâillement.

— Privet, leytenant !

Je fronce du nez et, lentement, mon visage se tourne en direction de la porte ; je n’avais même pas entendu celle-ci s’ouvrir, mais le visage de Sasha Iounevitch, pilote de l’un des chasseurs de l’Alecto. Un sourire éclatant de blancheur tranche avec le caramel de sa peau et quelques bouclettes jouent contre ses tempes. Je ne le connaissais pas, j'aurai été tentée de le remettre au pas. Mais, Sasha est pointilleux sur son apparence et sur le règlement. Quelque chose a dû le sortir de ses méticuleuses préparations. Je hoche la tête, lui permettant ainsi de se mettre au repos. Et la désinvolture de son attitude revient au galop. Ses lèvres s’ourlent désormais dans un rictus moqueur.

— On a un problème au hangar, m’informe-t-il d’une voix lente. La nouvelle et le quartier-maître Cooper. Ça s'est fritté comme des chiffonniers.

La réponse à ma précédente interrogation est venue sans même que je ne cherche à la provoquer.

— Et tu ne t’inquiètes pas plus que ça de l’éventuelle urgence de la situation ? m’agacé-je les sourcils froncés.

Sasha rit, mais ne me réponds pas. Ma tête remue ; si je m’étais déjà habituée à voir O'Brian serrer des poings ou de la mâchoire devant une situation qu’elle considérait injuste – et qui est sans surprise du fait du kapitan – nous n’étions jamais arrivé jusqu’à un outrepassement des limites.

— Matiades gère, leytenant, c’est sa zone après tout.

— C'est pas une raison, soupiré-je, O'Brian est sous ma responsabilité. Je mets mes pompes, j’arrive.

Tant pis pour la cigarette ! J’aurai le plaisir de la fumer après, en même temps que mon café. Je ronchonne un peu en même temps que j’enfile mes bottines ; il n’est pas six heures du matin qu’il y a déjà du grabuge à bord et des responsabilités qui vont me retomber sur les épaules. C’est toujours comme ça, même quand ce n’est pas mon quart.

Un soupir s’échappe de mes lèvres quand, à mesure que je traverse le bâtiment militaire, les rumeurs s’intensifient, jusqu’à devenir de fortes clameurs. Un cercle s’est formé au centre de la soute, entre les deux chasseurs. Les cheveux mi-longs de Kostas Matiades, le maître de pont, se sont échappés de sa petite couette et son visage tanné par le soleil se crispe.

— Ça suffit !

Sa voix n’est pas suffisamment puissante pour couvrir la clameur des animaux qui font office de soldat. Il y a des baffes qui se perdent, et leur comportement est indigne du bâtiment sur lequel ils servent. Je remonte les manches de mon uniforme, le nez froncé, les lèvres pincées. J’attrape par le col le premier idiot qui me tombe sous la main pour le dégager de mon chemin et m’immisce de force dans le cercle. Quelques taches de sang maculent le sol gris de la soute. Kostas a beau chercher à s’interposer, il fait face à une véritable furie rouge, qui hurle des insanités. Le chapelet d’insulte, en gaélique, m'a tout l'air d'être très coloré.  Je réprime moi-même un sourire, au même titre que Sasha.

— Circulez, y’a rien à voir ! ordonne-t-il. Allez ! Retournez à votre boulot, bande de sac à foutre !

Je ne regarde pas mon homologue russe, rivant mon attention sur l’aspirante, la moitié du visage recouverte de sang, la lèvre inférieure éclatée. De l’autre côté du ring improvisé, le quartier-maître Evan Cooper n’est pas en meilleure forme. Si Eireann est bien arrangée, le soldat n’a rien à lui envier avec son nez tordu.

— Vous pouvez la lâcher, Matiades. Je ne pense pas que l’un et l’autre se risqueront à faire plus de conneries.

La poigne ferme du sous-officier relâche le bas de l’Irlandaise, qui le ramène contre elle. Elle masse son poignet.

— J’vous laisse avec ces deux idiots, lâche le maître de pont. Vous vous démerderez avec le capitaine pour le rapport d’incident, j’m’en lave les mains !

— Vous savez ce qu’il s’est passé ? l’interpellé-je avant qu’il s’éloigne.

— J’étais plus occupé à éviter les coups qu’à leur poser des questions, lieutenante ! Demandez à Eithné, elle est sûrement au courant !

« Avant de demander à l’IV, j’aimerai avoir leurs versions. » Je suis le départ de Kostas des yeux, qui attrape par le bras l'un de ses subordonnés, l'invectivant de se mettre au travail, et quand je vois Cooper remuer, je remercie la rapidité de Sasha pour l’intercepter.

— Où est-ce que tu vas toi ? J’crois pas que la lieutenante vous ait dit que vous pouviez partir.

— J’dois aller voir Endelsson ! Cette salope m’a éclatée le nez !

— La salope, y’a pas que ton nez qu’elle va éclater ! éructe Eireann sur le point de se jeter de nouveau sur lui.

— On se calme ! claqué-je dans le même temps en l’attrapant par le col de sa veste. Ou c’est moi qui vous éclate, tous les deux !

J’attire la jeune femme près de moi, dans une volonté affichée de ne pas aggraver son cas. Je suis censée m’occuper d’elle. Pas trois semaines qu’elle est à bord qu’elle va déjà se retrouver à l’infirmerie et avec un blâme sur le dos, connaissant Nivens. Sauf si je démêle et découvre ce qui les a conduit à se battre comme des chiffonniers.

— Vous allez me dit exactement ce qu’il s’est passé ! laché-je d’une voix doucereuse. Sinon, c’est pas Nivens que vous allez craindre !

Sasha déglutit péniblement et j’étire mes lèvres en un sourire carnassier. O’Brian est plus rapide à réagir que l’autre énergumène, dont quelques unes de ses mèches blondes s’échappent en tout sens. Pour la coupe réglementaire, il repassera ! Elle se raidit instantanément et tourne son visage, se dérobant à mon regard scrutateur. J’inspire profondément et me détourne du soldat, pour me concentrer sur Eireann.

— Qui a commencé ?

Je ne suis pas surprise quand les deux me répondent en même temps pour s’accuser mutuellement. Ma main se pose sous le menton de O’Brian et je regarde l’état de sa lèvre inférieure. Elle ne saigne plus, mais elle mériterait bien quelques soins. Sasha répète mon interrogation, mais aucun des deux fautifs ne daignent nous répondre. Je n’ai pas envie de sévir, ni avec l’un, ni avec l’autre ; seul le déclencheur de l’incident mérite ses travaux d’intérêt général. Une autre option se pose à moi, plus pragmatique et moins partiale.

— Eithné ?

L’IV du vaisseau se fait prier, mettant des secondes que je trouve interminable pour me répondre.

— Oui, lieutenante ?

— Pourrais-tu nous dire ce qu’il s’est passé entre l’aspirante O’Brian et le quartier-maître Cooper dans la soute, s’il te plaît ?

Etihné ne me répond pas immédiatement. Je la laisse fouiller dans ses archives, patiente. Mes doigts se posent sur la joue d’Eireann. Je la force à relever le nez, mais elle s’échappe de nouveau tant à mon contact qu’à mon observation.

— C’est étrange, je ne trouve aucun log des vidéosurveillances sur les dernières vingt-quatre heures. Je crois que mes circuits ont été corrompus.

Je hausse un sourcil et Sasha, ses épaules. Nous ne parvenons plus à être surpris, en réalité. L’IV de l’Alecto a été la première à se libérer de ses programmations. Et la Confédération lui a, bien évidemment, proposé d’obtenir un corps synthétique. Eithné, depuis les quatre ans que je suis présente à bord, s’y est toujours refusée. Elle désire rester à bord du vaisseau, plutôt que d’être considérée comme une citoyenne de seconde zone. Au moins, elle se sait en sécurité ici.

Malheureusement, dans le problème qui s’oppose à nous actuellement, je regrette cette libération ; Eithné ne nous aidera pas. Je ne sais pas à quel soldat elle s’est attachée, lequel des deux elle protège, mais elle serait bien capable d’avoir volontairement supprimé les vingt-quatre dernières heures d’enregistrement pour ne pas être forcée à devoir donner l’information.

Sasha, qui maintient toujours Cooper par le col, roule des yeux. Je comprends sa lassitude, tant en ce qui concerne le comportement de l’IV que de celui des deux abrutis que nous retenons encore de se jeter l’un sur l’autre. Mes lèvres ont tout juste le temps de s’entrouvrir qu’Eithné m’interromps :

— Cependant, le capitaine Nivens m’informe qu’il souhaite voir au plus vite l’aspirante O’Brian et la lieutenante Mikhaïlovna dans le T.O.C.

Je grommelle ; est-ce qu’elle m’a surveillé et a attendu que je cherche à parler pour me couper la parole ? Ca ne me surprendrait pas tellement venant de l’IV, qui a une tendance à la blague et la moquerie assez surprenante.

— Noté, informe-le que nous faisons un détour par la baie médi...

— C'est pas la peine, me coupe Eireann.

Le visage de l’Irlandaise se ferme, et je n’ai pas envie de l’interroger plus avant. M’immiscer dans sa vie et chercher à la connaître a cependant des limites. Si elle refuse de consulter, je la laisse seule à ses raisons et aux conséquences d’une telle décision.

Je jette un regard à sa lèvre éclatée et son arcade gonflée et fronce légèrement des sourcils ; le sang a bien coagulé.

— Informe le kapitan que nous arrivons dans dix minutes.

— Bien pris, lieutenante Mikhaïlovna.

— Quant à moi, ronronne Sasha, je m’en  vais m’occuper de cet imbécile.

Il secoue Cooper, qui grogne son mécontentement, mais le regard acéré de mon homologue slave le calme bien rapidement. Je les regarde se diriger vers les IEV, et mes lèvres s’ourlent dans un rictus mauvais quand je comprends ce qui se passe dans la tête de mon subordonné. Je n’arrive même pas à trouver cinq secondes pour plaindre le sale quart d’heure que va passer le sous-officier entre les mains de Sasha. Quant à Eireann et moi, nous quittons la soute pour rejoindre l'ascenseur :

— On va faire un crochet par votre chambre. Changez de débardeur, essuyez le sang, évitez que le kapitan vous balance une nouvelle remarque désagréable au visage.

Je capte, du coin de l’œil, un petit sourire empli de gratitude, qui trouve un écho sur mon visage. Je me retiens de rire sous cape ; je lui trouve encore un visage juvénile et j’ai bien du mal à me dire qu’elle n’a que trois ans de moins que moi. 

Le crochet par les quartiers d’équipage est rapide, et me voilà déjà à tripoter ma cigarette, qui attend désespérément son tour. Pour une fois, l’Aspirante me paraît plus rapide, comme si elle avait enfin intégré la leçon la plus primordiale à l’armée : être à l’heure, c’est être déjà en retard.

D’un pas rapide, sans pour autant paraître précipité, nous rejoignons de nouveau l’ascenseur à peine quitter pour rallier le pont supérieur. Un petit sourire effleure mes lèvres quand je capte que le regard de la jeune femme est braquée sur les étages qui défilent.

— Stressée ?

Elle ne réponds pas dans l’immédiat, mais le coin de ses lèvres tressautant dans ce que je prendrais, d’ordinaire, pour un reliquat de sourire.

— C’est la première fois en trois semaines que je vais mettre les pieds dans un T.O.C… Je crois…

Je penche la tête sur le côté, m’amusant de son incapacité à mettre les mots sur ce qu’elle ressent. Pourtant, je crois bien la comprendre là-dessus. Sans être dans sa tête, et sans être certaine de savoir exactement ce à quoi elle pense, elle va enfin entrer dans le cœur d’une chaîne de commandement. Elle ne va plus se contenter de voir de loin une mission, au travers des rapports qu’elle signe pour ordre ; elle va pouvoir observer l’élaboration de l’une d’elle, y participer, si Nivens lui en laisse l’opportunité.

— Vous êtes excitée et impatiente. C’est normal. On l'est tous la première fois. Et les fois suivantes aussi, d’ailleurs…

Eireann m’offre un sourire, d’abord apaisé, mais qui se fige bien vite dans une angoisse qui alourdit l’atmosphère de la cabine dès lors que le dernier étage s’affiche. Ma main sur son épaule, légèrement penchée vers elle, je lui assure :

— Vous pourrez toujours compter sur moi. Je ne suis pas là pour vous casser.

Contrairement à certains. J’ai bien fini par comprendre le petit jeu de Cameron. Ce sacré salopard ne fait cependant jamais rien sans intérêt ; si Eireann a débarqué à bord de l’Alecto, c’est pour qu’elle prouve sa valeur et ses capacités.

Avant que nous rejoignons notre supérieur, je l’arrête dans sa marche et plonge mon regard dans le sien. Elle ne détourne plus les yeux avec moi, comme elle le faisait au début. De ce côté-là, O’Brian a fini par comprendre qu’elle pouvait me faire confiance.

— Cooper va être puni par Iounevitch, et vous, vous risquez de vous en prendre plein la gueule par Nivens. Je pense que vous pouvez me dire qui a frappé le premier.

Eireann se fige dans le silence et la réflexion. Ses iris deviennent songeur et un soupir exaspéré s’échappent de ses lèvres.

— Lui. Il ne supporte pas l’idée que je sois la fille d’un des amiraux de la Confédération. Pour lui, ma place n’est pas suffisamment durement acquise pour que je la mérite.

— Donc, il a frappé pour ça ?

— Non. Il m’a frappée parce que j’ai dit que s’il n’était encore qu’un quartier-maître, il fallait peut-être qu’il s’interroge sur son QI d’amibe décédée que de jalouser ce qu’il prend pour une privilégiée.

Son ton désinvolte va de pair avec son haussement d’épaules et je manque de rire ; s’il est une chose que son dossier gardera sûrement toujours en mémoire, c’est qu’elle n’a pas sa langue dans sa poche.

— Vous l’êtes, pourtant, privilégiée. Votre mère est amirale.

Un ricanement caustique gronde dans sa gorge. Cette fois, elle détourne le regard.

— J’suis une Naturelle. Y’a rien de pire aux yeux de cette société que de pas être augmenté. Alors parent amiral ou pas, vous croyez vraiment que j’ai autant de privilège que ça ?

Non, songé-je. Cependant, ça aide un peu. Mais je ne lui dirais pas. Je ne tiens pas encore à la brusquer sur cet avis. La question des discriminations à l’encontre des Naturels est une sujet sociétal ultra sensible. Sujet sur lequel Panoptès glisse avec plaisir. Ce n’est donc pas le genre de conversation que je peux avoir avec elle aussi facilement. Car l’agressivité latente que j’ai ressenti dans sa voix m’en a bien dissuadée aussi.

Son dossier militaire indique ses convictions religieuses. En trois semaines de temps, je n’ai pas non plus manqué de remarquer parfois la fine chaînette en argent qu’elle dissimule avec habileté sous son uniforme de travail. Je repose ma main sur son épaule. Privilège ou pas, elle reste pour moi un élément qui ne demande qu’à prouver ses capacités. Et si aujourd’hui doit être sa première mission, autant lui permettre de briller.

Il n’y a que comme ça que sa confiance en elle brillera de nouveau. La double-porte du T.O.C coulisse dans un chuintement d’air pressurisé et, de l’autre côté de la grande table ovale en métal blanc se trouve Nivens, plongé dans la lecture d’un rapport, l’air soucieux. Il ne relève même pas le regard vers nous alors que nous nous approchons de lui et le saluons.

— Je comptais vous envoyer sur Vénus, mais, vu votre comportement, O’Brian, je crois plutôt que cette mission est toute indiquée.

Le voilà qu’il tend un pad vers la jeune femme, mais je l’attrape avant elle et lis en diagonale l’ordre de mission. Je me fige ; il n’est pas sérieux ? Vu son sourire, il l’est.

— L’Amazonie ? l’interrogé-je suspicieuse.

— L’aspirante ici présente a l’air d’avoir besoin de se défouler, je lui en donne l’occasion.

Je tends le pad à Eireann, pour lui laisser l’occasion de lire le descriptif de la demande. Quant à moi, je vois parfaitement où le kapitan veut en venir. Et je m’interdis à toute émotion devant lui ; je déteste profondément l’Amazonie. Comme n’importe quel soldat sur Terre ou ailleurs dans les colonies. Nivens pianote un instant sur les touches holographiques de son tableau de commande. Une carte de l’Amazonie en relief apparaît sous nos yeux. Les différentes régions sont quadrillées selon un code couleur basique. Vert pour les zones sécurisées, orange pour celles qui sont risquées, rouge pour les endroits interdits en dehors d’accréditation spécifique, comme un ordre de mission militaire. Encore au-dessus de la carte s’affiche la photo d’un homme d’une quarantaine d’année, au nez aquilin et au menton volontaire.

— Eric Beaupré, secrétaire des Affaires étrangères français, a disparu à la frontière entre la Colombie et le Brésil. Il était censé se rendre à sa nouvelle affectation à Bogota.

Eireann, le regard toujours baissé sur le pad, intervient avant même que je ne puisse prendre la parole.

— A-t-il pris une route aérienne sécurisée ou une route terrestre ?

Un petit sourire discret étire mes lèvres et je croises les bras sous ma poitrine. Nivens relève son menton, le regard froid, mais il doit être conscient que l’intervention de l’aspirante est loin d’être déplacée ; elle se retrouve dans le T.O.C parce qu’elle va participer à une mission, il est normal qu’elle pose des questions.

— Il aurait effectivement dû prendre une route aérienne sécurisée. Il a délibérément choisi de prendre la route terrestre.

— La Confédération n’est pas censée intervenir dans le cadre de conflits politiques du moment qu’ils ne contreviennent pas à l’équilibre de l’organisation, la disparition d’un un secrétaire aux Affaires étrangères ne constitue malheureusement pas une défaillance potentielle. De plus…

Je trouve étrange que Nivens la laisse parler. Mais, le kapitan doit être aussi curieux de moi de voir jusqu’où la jeune femme peut pousser sa réflexion.

— Elle ne doit pas non plus se travestir pour devenir un organisme de protection personnel privé. La France dispose d’une armée qualifiée pour ce genre d’opération. La Confédération a déjà fort à faire avec Panoptès pour perdre du temps avec des groupes militarisés plus mineurs, lâche-t-elle de but en blanc, non sans tendre le pad en direction de son supérieur hiérarchique.

Quant à moi, je m’amuse de la scène qui se déroule sous ses yeux. Pour quelqu’un qui a l’air de se contrefoutre royalement de ce qui peut bien faire les valeurs et les idéaux de la Confédération Terrienne, je la trouve très au fait des interdits qui lient l’organisation internationale.

— Cependant, d’après ce que je lis, monsieur le Secrétaire Beaupré est un Naturel, les possibilités pour que Panoptès soit derrière ne sont pas nulles, reprend-elle. Et l’absence de revendication est suffisante pour permettre à la Confédération d’intervenir en soutien aux forces armées françaises pour mener l’enquête et, potentiellement, procéder au sauvetage du disparu.

Mes doigts dans ma poche tapotent encore cette cigarette. Je sens que je n’aurai pas l’occasion de la savourer. Je ne sais même pas si j’aurai le temps de prendre un café avant de débarquer. Un soupir s’échappe de mes lèvres alors que mon regard se dirige sur la baie d’observation. Nous sommes en orbite autour de la Lune. Notre position nous permet de voir la Terre, mais je n’ai nullement l’occasion de pouvoir m’extasier intérieurement sur sa beauté, sur les millions de lumières des éclairages publiques des amériques qui dessinent avec une netteté effrayante les contours du continent.

— J’imagine donc que vous ne souhaitez pas décliner la mission ? interroge le kapitan.

— Pour quoi faire ? Il semblerait, de toute évidence, que la proposition a déjà été étudiée par les amiraux qui vous l’ont transmise, rétorque Eireann, placide.

— Alors dans ce cas, établissez un plan d’action.

Je m’approche de la table, la tête fièrement redressée.

— Non, pas vous lieutenante. L’aspirante doit pouvoir commencer à travailler sans tuteur.

Ma dignité n’est pas entachée, même si je suis surprise par la décision du capitaine. Un de mes sourcils se hausse tandis que je reporte mon attention sur l’Irlandaise, dont les joues déjà bien pâles se sont défaites de toute couleur. Je lui offre un sourire encourageant, prête malgré tout à intervenir en cas de besoin ; si elle fait une erreur ne serait-ce que dans la composition de l’équipe, les répercussions sur le terrain pourraient être dramatiques. Or, je n’ai nullement l’intention de mourir bêtement parce que notre officier supérieur a de bien drôles de volonté.

— La lieutenante Mikhaïlovna est une Sentinelle. Pour que… l’équipe sur le terrain soit équilibrée, il faudrait un… un tireur d’élite et un ingénieur de combat.

Mes dents grincent et mes poings se serrent discrètement dans mon dos. « Sois plus assurée ! » ai-je envie de lui dire. Hélas ! la proximité de l’officier supérieur, son sourire narquois et la froideur de ses iris n’aident sûrement pas la jeune aspirante à se sentir à l’aise.

— Sasha Iounevitch est pilote, mais sa formation est celle d’un ingénieur de combat. Il a déjà travaillé avec la lieutenante, je pense que… le duo sera plus efficace.

— Vous vous octroyez donc le rôle auto-proclamé de tireur d’élite, souligne sèchement Nivens.

— Je suis une Naturelle, mais mes dispositions au combat à distance sont suffisantes pour me permettre d’occuper ce poste.

Elle le craint. Je le vois à sa manière de se tenir, la tension dans ses épaules, ce muscle dans sa mâchoire qui tressaute. Elle a peur de lui, et Nivens se nourrit de cette appréhension. Quant à moi, je m’interdis d’intervenir. La protéger sur le terrain parce qu’elle est jeune, d’accord. La soutenir dans des moments compliqué, je veux bien, mais elle reste une officière en devenir, et la prendre par la main et la materner ne l’aidera pas. Cela étant, j’espère sincèrement que ma présence sera suffisante pour qu’Eireann se ressaisisse. « Tu n’es pas seule, O’Brian. Du nerf, allez ! »

— Soit, concède Nivens. Disons que votre escouade est équilibrée. Que ferez-vous une fois sur le terrain ?

Eireann se tourne vers la carte holographique, me jette un regard et je souris ; décidément, je ne vais pas pouvoir fumer ma cigarette de sitôt.

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Julien Willig
Posté le 07/03/2022
Bravo pour ce chapitre, c'est très bien décrit, très fluide, et la personnalité de chaque personnage est très bien étudiée : ça coule tout seul !
J'ai été surpris du calme de Nivens, tout de même, surtout que les marques de bagarre sur le visage d'Eireann devaient encore être bien présentes. Mais bon, j'imagine qu'il avait hâte de lui confier sa mission et de voir sa réaction. Je dirais qu'elle s'en est... bien tirée ?
Pauvre Anastasia, effectivement sa cigarette risque d'attendre (bon, c'est pas plus mal pour sa santé^^)

J'ai quelques remarques de formes, je t'en fais part :
> Je vois que tu utilises deux fois l'expression "se battre comme des chiffonniers" : elle est sympa et assez évocatrice, mais comme elle se remarque bien, la répétition m'a fait un peu tiquer.
> Dans la phrase "nous rejoignons de nouveau l’ascenseur à peine quitter", ça serait plutôt "quitté".
> C'est plus subjectif, mais ici "jalouser ce qu’il prend pour une privilégiée" j'aurais plutôt vu "celle qu'il prend", ou alors "ce qu'il prend pour un privilège".
> Ici, "sur les millions de lumières des éclairages publiques des amériques", la phrase est très belle, mais j'aurais quand-même mis une majuscule à Amériques ;)

Voilà, merci pour ce chapitre et à bientôt pour la suite ! :)
Fenkys
Posté le 01/07/2021
Une fois de plus les rousses vont passer pour avoir mauvais caractère.

Trêve de plaisanterie. Je me demandais si à un moment ou à un autre, l'identité de la mère d'Eireann allait influer sur ses relations avec ses compagnons. Apparemment oui.
Je trouve Nivens bien calme, il a montré qu'il pouvait être cassant s'il le voulait, qu'il était capable de terroriser quiconque sans avoir à élever la voix. Préparerait-il un coup fourré ?
AislinnTLawson
Posté le 27/02/2022
Elle a un peu raison d'être en rogne pour le coup mdr

Le coup fourré, c'est l'Amazonie, je pense que c'est bien suffisant mdr
drawmeamoon
Posté le 19/08/2020
Heya Ais !
Encore un superbe chapitre que j'ai adoré lire !
Bon, si j'avais déjà peu de doutes avant c'est officiellement officiel : j'adore Eireann, elle est exceptionnelle je l'adore !

Mention spéciale à cette phrase : "Pour une fois, l’Aspirante me paraît plus rapide, comme si elle avait enfin intégré la leçon la plus primordiale à l’armée : être à l’heure, c’est être déjà en retard." — que je trouve exceptionnelle, elle est géniale : ça m'a fait rire !

J'adore Anastasia vraiment, elle aussi elle est géniale T.T

J'ai pas grand chose à dire de constructifs je t'avoue, je stan juste ton histoire ! (J'ai bien aimé la fin de ce chapitre aussi) !

Bref, hâte de découvrir la suite ;;
AislinnTLawson
Posté le 19/08/2020
Oh ma douce 🙈 si tu savais comme ce commentaire me fait plaisir ! J'espère qu'Eireann continuera de te plaira par la suite avec ses qualités et ses défauts !

Eh oui la fin du chapitre ou Nastia ne peut même pas fumer sa clope je compatis pour elle !

Ton commentaire me touche et même si t'as pas forcément des trucs constructifs à dire, juste de voir que l'univers et l'histoire te plaisent c'est une grosse victoire pour moi ❤️
drawmeamoon
Posté le 19/08/2020
Mais en même temps ton histoire est juste géniale !!
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