Adieu, Ferris

Par MarineD

Un nouveau cahot de la route secoua le fiacre. Tobias le perçut, et une douleur naquit dans son dos. Il faisait un rêve, mais ne s'en rappelait déjà plus. Cela devait se dérouler dans les rues de Ferris, Mylène était là, peut-être Layne, aussi. Il tenta de retrouver une position plus confortable sur le brancard, mais se résigna à sentir sous ses épaules le tissu froissé de la taie d'oreiller. Il ignorait depuis combien d'heures il se tournait et se retournait encore dans ses plaids de laine.

Le temps s'étirait à l'infini. Les jours étaient plus chauds que les nuits, mais la température se rafraîchissait progressivement tandis qu'on faisait route vers le nord, Tobias avait bientôt demandé une couverture supplémentaire. Ce jour-là, il devait être avant midi, car on apporta de quoi manger juste un peu plus tard. Miriane, qui participait au voyage, l'aida à s'asseoir pour le repas. Elle fit glisser ses jambes en dehors du matelas, passa ensuite un bras sous ses épaules afin qu'il redresse son dos. Tobias avala docilement la purée de crudités, puis de pommes de terre et de palombe hachée, et enfin le yaourt sucré d'une confiture de rhubarbe que son aide lui présenta.

Il se contentait de mixtures écrasées et gorgées de sauce depuis sa sortie du coma. Quel soulagement, au manoir, le jour où on avait enfin débranché sa perfusion ! On le voyait déjà s'alimenter normalement et reprendre des forces. Mais, comme le reste de son corps, sa mâchoire n'avait jamais retrouvé l'endurance pour mastiquer un repas complet. L'usage des couverts était tout aussi pénible. Ainsi, même les viandes les plus filandreuses étaient soigneusement désossées et délitées par les domestiques avant qu'on ne les lui portât.

Tobias finissait rarement ses plats, et moins encore à bord de la voiture qui le transportait. Cette fois comme les précédentes, l'absence de dossier le fatigua et lui meurtrit le dos. Il fut soulagé de retrouver la position allongée. Une fois sous ses couvertures, il flotta de nouveau dans un demi-sommeil, entre les rêves inspirés de son adolescence et la réalité des vibrations de la route et du trot des chevaux.

Son installation avait nécessité de vider une voiture de ses bancs afin d'y faire tenir un brancard dans le sens de la longueur. Cette exigence n'avait pas permis de louer un fiacre électrique. On avait choisi un véhicule plus classique, à traction animale, protégé d'un toit fixe aux armatures solides. Tobias ne s'en souciait pas, au contraire. La présence des chevaux l'apaisait plus qu'elle ne le dérangeait. Les animaux ne pensent pas comme les hommes, leur esprit lui restait fermé. Seul le cocher du fiacre le séparait de la solitude, mais l'homme était concentré sur son travail et Tobias avait fini par s'habituer à l'écho peu envahissant de ses pensées. On avait bâché les ouvertures entre la carrosserie et le toit pour le protéger du soleil et du vent. Lors de ses instants d'éveil, il avait parfois hésité à appeler le cocher pour demander à voir le ciel, mais n'était jamais allé au bout de son idée. Il n'eût fait qu'allonger le voyage d'un arrêt supplémentaire et on eût dû se dépêcher de remettre la bâche en place si une pluie de printemps les surprenait.

Tobias ignorait le nombre exact de véhicules composant le convoi. Il savait seulement que le sien était à son seul usage, tracté par deux imposants chevaux sombres, et que ces animaux ne pouvaient travailler de trop longues heures sans se reposer. Il ne sut pas le moment où l'on franchit la frontière nord d'Athos. Le Mur. Ne se rappelait-il pas la traversée d'un souterrain particulièrement long ? La nuit et le froid n'étaient-ils pas soudain tombés en plein jour ? Le Mur, en tout cas, se trouvait derrière eux. Tobias le devina par l'absence de la ville et de ses établissements où passer la nuit. En Ferris, les routes principales conservaient toujours une quelconque connexion à la civilisation. Ici, il n'entendait que néant.

Depuis, quand le soir venait, les esprits s'agitaient. On montait les tentes, on libérait l'attelage et on nourrissait les bêtes, on faisait cuire de la viande et des pommes de terre sur un feu de camp. Une fois toutes les corvées achevées, on prenait enfin le temps de se détendre et d'échanger des plaisanteries à la chaleur des flammes. Puis les uns prenaient leur tour de garde – Quels dangers abritait donc ce pays sauvage ? Des dragons descendaient-ils encore parfois des hauteurs du nord ? – pendant que les autres profitaient de quelques heures de sommeil. Allongé dans le fiacre, extérieur à cette routine, Tobias se sentait comme un bagage d'un genre un peu particulier.

Une fois, en journée, son intérêt piqué par l'enthousiasme de ses hommes, il accepta qu'on le porte sur sa chaise roulante, afin qu'il jette un œil aux alentours. Le convoi s'était arrêté sur une corniche surplombant la vallée qu'il venait de traverser. Tobias ne dit rien, mais une étrange exaltation fit tonner son cœur à ses oreilles. Face à lui, en contrebas, un tapis aux différentes teintes de vert, tacheté de rouge profond, s'étendait dans toutes les directions. Hêtres blancs, érables rouges et cèdres des monts tissaient cet impressionnant flot de couleurs. Quelques franges déchiquetées à l'aplomb des falaises rocheuses cédaient le terrain à des pâtures d'herbe haute et riche. Et plus loin encore, là où eût dû se trouver l'horizon, la forêt montait à l'assaut de deux gigantesques pics. Leur masse les faisait paraître très proches, pourtant, en y regardant bien, Tobias distinguait à peine la silhouette des arbres sur leurs flancs.

— Selon ma carte, nous admirons les Monts Étoilés, dit Ignace, debout derrière son fauteuil.

Le majordome du manoir Ferris, très attaché à Tobias, avait tenu à quitter quelques jours sa fonction pour s'assurer que le trajet se déroulât au mieux.

— C'est la partie la plus basse des Montagnes Sombres, et la plus enfoncée dans les terres. On les appelle ainsi car ils sont recouverts de forêts entières d'arbres rouges, un érable emblématique du pays dont les feuilles ont la forme d'une étoile.

Ignace disait vrai. Les couleurs de la forêt se transformaient de la vallée à la montagne. Plus il regardait au loin, plus le rouge prenait le pas sur le vert, comme une ombre de rouille grappillant l'émeraude des plaines depuis les hauteurs.

Tobias ne détachait plus les yeux de ce paysage imposant, dont la découverte fit naître en lui des émotions qu'il ne reconnut pas. Il se sentit minuscule, éprouva un étrange désir de liberté. Il eût voulu s'envoler, survoler la vallée jusqu'aux pics, pour embrasser de plus haut cet incroyable espace si différent du littoral qui l'avait vu grandir. Alors qu'il avait cédé avec fatalité et sans envie à la décision de ses parents de l'envoyer à l'étranger, un sentiment de curiosité s'instilla en lui quant à cette retraite précoce qui l'attendait.

***

Comme toujours, le premier contact fut un contact d'esprit. L'idée perçue, peu engageante, se résumait à un simple mot : « étrangers ». L'homme montait un cheval dont il tenait fermement les rênes, craignant une embardée devant ce convoi suspect. À travers ses pensées, Tobias observait, à sa manière, la file de voitures à laquelle il appartenait lui-même. Ce n'était pas exactement « voir ». Tobias n'expérimentait aucun sens autre que les siens, propres à son corps ; il ne faisait que recevoir l'interprétation de l'autre. Si l'homme avait pris, avec certitude, les chevaux de trait pour des buffles, alors Tobias eût appris que l'homme voyait des buffles, et non qu'il s'agissait en réalité de chevaux. En l'occurrence, l'indigène ne nourrissait aucun doute sur la nature des bêtes d'attelage, mais plutôt sur celles qui les menaient. Ses craintes se firent plus lointaines tandis que chacun passait son chemin, jusqu'à se dissiper complètement. Ne resta plus que l'esprit du cocher, qui se disait que les gens d'ici, vraiment, n'étaient pas très souriants.

À cette rencontre, d'autres succédèrent. À mesure que le monde, au-delà du fiacre, se remplissait d'âmes, Tobias comprit que cet éprouvant voyage touchait à sa fin. Il sentait monter en lui un stress auquel il n'était pas accoutumé, mélange insolite d'impatience, d'angoisse et de soulagement à l'idée de découvrir cet endroit inconnu qui n'était pas son manoir, mais qui, à n'en pas douter, aurait au moins le mérite d'être immobile.

***

Le convoi fit halte dans un crépuscule encore timide. Tobias capta la présence de Miriane, qui déboutonna la bâche arrière et ouvrit grand la portière. Frissonnant sous son plaid de laine, il se redressa tant bien que mal sur son coude tandis qu'elle grimpait et franchissait les deux pas la séparant de l'avant du brancard.

— Monsieur, nous sommes arrivés. Je n'ai pas encore vu la prêtresse, mais je crois bien que monsieur Ignace discute avec elle. Elle aurait demandé qu'on vous porte dans une chambre préparée pour vous.

Tobias devina chez son aide une mystérieuse animosité envers cette prêtresse qu'elle n'avait pourtant jamais rencontrée. Il n'eut pas le loisir de s'y attarder, car deux hommes du convoi lui demandèrent la permission de monter pour transporter le brancard.

Le passage à l'extérieur fut bref. Les chaussures des porteurs firent crisser les gravillons de la chaussée, là où les pavés manquaient. Tobias eut le temps d'apercevoir des habitations de petite taille, principalement de bois, construites sur un ou deux étages. Des palissades de bambou protégeaient d'étroits jardins arrangés de fleurs et de rochers moussus. Des yeux curieux suivaient son parcours. Ils étaient sombres, allongés, appartenaient à des gens en moyenne plus petits que les Athosiens, à la peau plus colorée et aux cheveux très noirs pour la plupart. Les vêtements étaient amples, beaucoup portaient des motifs floraux. Tobias se dit avec amusement que la mode d'ici plairait certainement à sa mère.

Les pensées étaient certes moins avenantes que les broderies. On s'étonnait de la stature massive des hommes qui descendaient le brancard du fiacre, et de leur visage grossier. Quelqu'un se dit que les Athosiens avaient de gros nez. On se demandait surtout à quoi ressemblait le nouveau patient de la miko, quelques uns craignaient une maladie contagieuse et n'étaient venus que pour lancer un œil noir aux étrangers, afin de montrer ce qu'ils pensaient de leur venue. Deux enfants qui passaient par là, plus innocents, se demandaient seulement si on les laisserait caresser les deux beaux chevaux de trait.

Dans le brancard, Tobias se fit le plus petit possible. Il eût voulu s'enfoncer dans son matelas pour échapper aux regards voyeurs. Ainsi exposé, dans la fraîcheur de la nuit tombante, il ne s'était plus senti si mal à l'aise depuis longtemps. L'idée saugrenue qu'une rafale de vent emporte son plaid de laine et dévoile son corps maigre, en chemise de nuit, à ce public hostile, l'incita à serrer ses doigts faibles sur la couverture. Parcouru d'un frisson, il regonfla sa résolution : il était déjà mort ; plus rien n'avait d'importance, rien ne pouvait plus le toucher. Les morts n'ont pas de foyer, il était inutile de se fustiger en songeant à cet endroit comme celui où il vivrait, désormais.

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Peridotite
Posté le 05/09/2022
Bonjour MarineD,

Un chapitre plus contemplatif

++
J’ai aimé les belles descriptions de paysages.

Je me demande qui est cette fameuse prêtresse.

--
Peu d’enjeux dans ce chapitre, tu n’ajoutes aucune péripétie

On a finalement peu accès aux pensées de Tobias, c’est dommage.

Hormis dans le cas des paysages, tu choisis de dire au lieu de montrer, ce qui brise l’immersion avec ton lecteur.

J’ai eu un soucis avec la cohésion de ton monde, car ils semblent nombreux à être partis avec Tobias, mais celui-ci ne ressent que les pensées du cocher et d’un étranger qui passe. Tu dilues donc ton idée de départ, que Tobias doit être seul et isolé, car il ne supporte pas d'entendre les pensées des autres.

Petite question :

Combien de temps dure le voyage ? Ils ne s’arrêtent que dehors, jamais dans une auberge sur la route ? Pour un duc, c’est bizarre.

Mes remarques au cours de la lecture :

« Un nouveau cahot de la route secoua le fiacre. Tobias le perçut, et une douleur naquit dans son dos. »
« le perçut » crée de la distance. Les deux phrases pourraient être combinée pour renforcer l’émotion et augmenter la fluidité et l’immersion du lecteur.

« mais se résigna à sentir sous ses épaules le tissu froissé de la taie d'oreiller. »
Idem ici. Que lui fait ressentir le contact du tissu ? On reste très distant de Tobias.

« se retournait encore »
Ce “encore” n’est pas utile et alourdit la phrase.

«Tobias avait bientôt demandé »
Idem, cette phrase est bizarre, car tu es au plus-que-parfait donc dans le passé donc le « bientôt » dénote. Tu gagnerais en immersion en passant la phrase au passé-simple.

« passa ensuite »
Ensuite, pas utile

“Il n'eût fait qu'allonger le voyage d'un arrêt supplémentaire et on eût dû se dépêcher de remettre la bâche en place si une pluie de printemps les surprenait. » problème grammatical, le temps des verbes est mal employé.

« Il savait seulement que le sien était à son seul usage, tracté par deux imposants chevaux sombres, »
Répétition d’idée. Plus haut, tu as : « On avait choisi un véhicule plus classique, à traction animale »

« Il ne sut pas le moment où l'on franchit la frontière nord d'Athos. »
Pourquoi le dire s’il ne le sait pas ? Au contraire, il semble s’en douter plus loin dans le paragraphe. Qu’apporte cette phrase ?

« Depuis, quand le soir venait, les esprits s'agitaient. »
Pourquoi « depuis » ? Pas utile

« ne fois toutes les corvées achevées, on prenait enfin le temps de se détendre et d'échanger des plaisanteries à la chaleur des flammes. Puis les uns prenaient leur tour de garde”
Ça perturbe ma comprehension de ton monde. Pourquoi Tobias ne perçoit-il aucune pensée s’il est entouré en permanence d’une ribambelle de gens ? N’est-ce pas pour le lui éviter que les domestiques avaient interdiction d’entrer dans sa chambre ?

« Le majordome du manoir Ferris, très attaché à Tobias, avait tenu à quitter quelques jours sa function »
Cela rejoint ma remarque précédente.

“Il eût voulu s'envoler »
Grammaire à revoir

« avait cédé avec fatalité et sans envie »
Lourd ; « avait cédé » suffit, tu ajoutes des répétitions d’idée en insistant de la sorte.

« Tobias n'expérimentait aucun sens autre que les siens, propres à son corps ; il ne faisait que recevoir l'interprétation de l'autre. »
C’est intéressant, on apprend quel est son pouvoir. Mais comment cela se fait-il qu’il ne ressente pas cela avec les autres ? Est-ce juste avec les étrangers ? À cause de la barrière de la langue ?

« Ne resta plus que l'esprit du cocher »
Pourquoi ne perçoit-il pas celui de Miriane, couchée près de lui.

« Elle fit glisser ses jambes en dehors du matelas, passa ensuite un bras sous ses épaules afin qu'il redresse son dos. »
En lisant cette phrase, j’ai pris « ses jambes » pour celles de Miriane et comme elle passe son bras sous ses épaules, j’en ai déduit qu’elle est couchée à côté de lui. C’est ce que j’imagine depuis le début. Je suis surprise que Tobias ne perçoive pas ses pensées.

«Tobias devina chez son aide une mystérieuse animosité envers cette prêtresse »
Les lignes de dialogue juste avant ne le laisse pas deviner. Elle pourrait ajouter quelque chose de méprisant ? Là c’est dit et non montré, ce qui casse l’immersion.

Orthographe :

« Quels dangers abritait donc ce pays sauvage »
Pas besoin de la majuscule

« quelques uns »
Avec trait d’union « quelques-uns »

« Rafale de vent »
Rafale de vent est un pléonasme. Une rafale est forcément de vent.

Comme pour les autres chapitres, attention aux répétitions dans celui-ci :

Je conseille de ne pas démultiplier les répétitions au sein d’un même paragraphe, voire même d’une page.
Aida/aide, enfin, animale/animaux, pensent/pensées, hommes, cocher, bâche/bâcher, savait/sut, seulement/seul, longues/long, nuit, prenait/prenaient, rouge/rouges, « le premier contact fut un contact d'esprit », homme, autre, buffle, chevaux, demandé/demandèrent, petite/petits, demandait/demandaient, venus/venue, pensées/pensaient, nuit
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