8 - Silver for monsters

Une personne aussi naturellement distraite que Léonie n’était pas la plus fonctionnelle dès le matin au réveil. Comme cela arrivait parfois, sa colocataire avait déjà quitté la maison lorsque Lester rentra, vers neuf heures. Et comme souvent, elle avait oublié sa lunch box sur la table.

Avec un soupir las, Lester saisit la lanière du sac et l’épaula, ne prenant pas la peine de retirer ses chaussures et son manteau ; il ressortait. Quitter Teddington pour le Oakes Antiques, situé à Richmond, ne lui demanderait qu’un petit quart d’heure de métro, un passage rapide à la boutique, puis un autre quatre d’heure de retour avant de pouvoir enfin s’endormir pour la journée.

Léonie ne lui avait plus reparlé de l’uniforme miraculeusement retrouvé par le biais d’Internet (parfois, Lester maudissait cet outil moderne, même s’il s’en servait lui-même quotidiennement). Cela faisait trois jours. L’un comme l’autre se comportait comme si rien ne s’était passé. Le vampire trouvait cela quelque peu étrange ; Léonie avait lâché l’affaire un peu trop facilement. Cela l’amenait à penser qu’il en entendrait à nouveau parler, tôt ou tard.

De toute façon, cela ne l’empêcherait pas de lui rendre service. Une fois à l’extérieur, Lester s’engouffra dans la station de métro et laissa le wagon l’emporter vers le Nord. Il ressortit à Richmond, sous un soleil qui lui blessa les yeux. Il sortit de sa poche ses lunettes de soleil et éprouva un soulagement immédiat en les enfilant. Celui lui permit de profiter du quartier dans toute sa splendeur huppée ; le Oakes Antiques se trouvait à cinq minutes de marche.

Il arriva bientôt devant les grandes portes de bois vitrées et les poussa ; le tintement cristallin d’une clochette annonça son entrée. Retirant ses lunettes, le vampire retrouva avec plaisir les lumières tamisées de la boutique de Léonie. Celle-ci était d’ailleurs au comptoir et discutait avec…

Avec Cole Burman ? Pas d’erreur possible ; même vu de dos, il reconnaissait cette grande asperge. Lester haussa un sourcil et s’approcha. En l’apercevant, Léonie afficha un immense sourire et lui fit un signe de la main. Cole Burman se retourna pour le dévisager d’un air surpris.

— Salut Lester ! fanfaronna Léonie. Oh, c’est mon sac ! J’avais complètement-

— Oublié, la coupa son ami en lui tendant son déjeuner. Je sais.

L’air sincèrement touchée, elle posa le sac sur le comptoir dont elle fit ensuite le tour pour venir coller un baiser bruyant sur la joue de Lester. Accoutumé à l’exubérance de la jeune femme, il se laissa faire avec un léger sourire.

— Merci, c’est adorable ! Tu as fait le détour juste pour me le déposer ?

— Oui.

— Quel gentleman, sourit Cole avant de lancer un regard à Léonie. C’est sa plus grande qualité, je lui ai déjà dit.

Léonie émit un éclat de rire, et l’intéressé roula des yeux. Il s’apprêta alors à prendre congé, mais son regard tomba sur l’objet qui se trouvait sur le comptoir, entre Léonie et Cole : un objet phallique en bois d’une vingtaine de centimètres. Il cligna des yeux et regarda tour à tour son amie et son collègue.

— Je tombe mal ?

Léonie et Cole écarquillèrent les yeux, leurs négations se confondant l’une dans l’autre dans une cacophonie de mots.

— En fait, reprit Léonie en étouffant un rire, j’ai fait l’acquisition de ce…

Elle désigna l’objet en question d’un vague geste de la main. Lester y accorda un regard.

— Sex toy rétro, compléta-t-il avec un sang-froid désabusé qui arrondit les yeux de Cole Burman.

— C’est ça, affirma Léonie. Cole voulait avoir l’occasion de me poser quelques questions et prendre quelques clichés avant que je ne parvienne à le vendre.

Cela l’affligeait de l’admettre, mais il existait effectivement des gens qui dépenseraient des mille et des cent pour un tel artefact, et qui liraient tout aussi avidement un article concernant ledit objet.

— Est-ce que j’aurais raison de dire que tu es prude, Enfield ? lâcha Cole avec un sourire ironique.

Lester se tourna vers lui et croisa les bras. Il détestait toujours autant les allusions de son collègue. Et même s’il pouvait lui dire qu’il avait sans doute accumulé plus de conquêtes que lui dans sa vie, il ne s’abaisserait pas à un jeu aussi futile.

— Tu ne peux pas te le permettre avant de m’avoir connu derrière les portes closes, Burman.

Le visage de Cole se décomposa et son sourire tomba à plat. Léonie éclata de rire, et Lester afficha un sourire en coin. Clouer le bec de cette fouine longiligne lui procurait toujours autant de satisfaction, mais le faire devant Léonie décuplait ce sentiment. Cole s’était embéguiner de la jeune femme pendant leurs études, et tel était toujours le cas, Lester le savait.

Son collègue surveilla la hauteur de ses propres mots durant le reste de la conversation, qui fut recentrée autour de l’objet ayant provoqué l’écart. La venue d’autres clients obligea cependant Cole et Lester à prendre congé. Ils saluèrent la jeune femme et quittèrent en même temps la boutique d’antiquaires. Le soleil fit immédiatement plisser les yeux sensibles du vampire, qui baissa la tête avec une grimace et remit ses lunettes.

— C’est vachement sympa de ta part d’être venu pour ça, dit son collègue.

— C’est normal.

— Au fait, ce bar à vampires dans le Mile End ? Tu y es allé ?

— Oui. Un endroit qui valait le détour, par pure curiosité.

— Pour toi qui ponds tes articles sur le monde nocturne de Londres, j’imagine bien. Eh dis, c’est vrai qu’ils se roulent des pelles et qu’ils se mordent le cou dans le fond du bar ?

— Oui.

Cole émit un éclat de rire mêlé d’une exclamation stupéfaite. Lester le laissa à ses pensées et continua de languir la confortable obscurité de sa cave.

— Tu veux que je te dépose, Enfield ? proposa soudain Cole. Je suis garé un peu plus loin.

— Merci Burman, mais je vais marcher.

— Comme tu le sens.

Il ne perçut pas le détachement que ces mots étaient censés exprimer. Peut-être Cole était-il déçu, comme à chaque fois qu’il tentait de se rapprocher amicalement de Lester, et que celui-ci remettait de la distance entre eux. Cette amitié ne l’intéressait pas vraiment. Et il se devait d’en tisser le moins possible.

Son train de pensées fut perturbé par une sensation étrange. Des picotements rampèrent sur sa nuque, qui se hérissa. Il se figea aussi soudainement qu’un arrêt sur image. Autour de lui, les passants et les voitures continuaient d’arpenter la rue. Même Cole le dépassa de plusieurs pas avant de s’immobiliser à son tour, se retournant pour le dévisager d’un air interrogateur.

Du coin de l’oeil, Lester vit le soleil se refléter sur un objet métallique, quelque part sur un toit. L’éclat argenté que cela renvoya le fit réagir comme un ressort ; il bondit en avant et saisit Cole, les entraînant tous les deux dans une ruelle perpendiculaire. Au même instant, un coup de feu résonna et l’angle du mur explosa sous l’impact. Des débris de crépis se mirent à pleuvoir sur le trottoir, et un vent de panique se leva dans la rue.

Dos au mur, Lester maintenait Cole dans la même posture, un bras appuyé en travers de son torse. Le souffle court, son collègue tentait de se pencher pour apercevoir la rue principale. Il n’arrivait pas à se dégager. Le fait d’être impuissant face à l’emprise d’un seul bras appartenant à quelqu’un de plus chétif que lui sembla creuser son malaise et sa panique.

— Qu’est… Qu’est-ce qui se passe ?

La tête tournée à l’opposé de Cole, Lester ne répondit pas. Il tentait lui aussi d’apercevoir la rue, sans s’exposer à nouveau au tireur. Sous son bras et sa paume, il sentit son collègue pousser contre son emprise. Une douleur inquiétante commença à poindre dans sa mâchoire. Non, pas maintenant. Il y avait trop de monde. Son masque devait persister. Il ferma les yeux, se força à prendre une profonde inspiration et expira en soufflant à voix basse :

— Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq.

La douleur recula, et il rouvrit les yeux.

— Putain, Enfield ! Lâche-moi, tu m’écrases les côtes !

Le vampire cligna des yeux et tourna la tête, libérant Cole. Ce dernier prit une inspiration qui lui avait visiblement manquée et recula de quelques pas, dévisageant Lester d’un air abasourdi.

— Comment t’as fait ça ? lança Cole.

— Reste à couvert.

Sans répondre ni attendre de réponse, il se tourna à nouveau vers l’angle du mur et jeta un oeil dans la rue principale. Sur le toit où il avait aperçu l’éclat suspect, il ne voyait plus rien. Le tireur était peut-être encore embusqué. Il ne pouvait pas prendre le risque de sortir par la même issue pour atteindre le Oakes Antiques. En se risquant à regarder plus loin à gauche, il aperçut une voiture à l’arrêt, en travers de la chaussée. Une couverture parfaite pour traverser la rue à l’abri des balles.

— Tu tiens toujours à me déposer à Teddington ?

 

# # #

 

Les sirènes annoncèrent l’arrivée de la police dans les dix minutes qui suivirent le coup de feu. Au téléphone, les passants évoquaient un "attentat", un "chaos terrifiant". La plupart d’entre eux s’étaient réfugiés dans les boutiques, derrière les voitures ou sous les porches des maisons. D’autres avaient fui. William ne pouvait pas les blâmer.
L’unité dont faisait partie le jeune inspecteur investit les lieux ; ils éloignèrent les passants et les interrogèrent, pendant que lui et trois enquêteurs se réunissaient autour de la ruelle concernée. À hauteur de tête, le mur portait un impact de plusieurs centimètres de diamètre. Le jeune homme blond examina de près l’angle de pénétration de la balle, puis remonta du regard sa trajectoire supposée.

— Sans doute depuis l’un de ces toits, indiqua-t-il en pointant du doigt les immeubles du côté opposé.

— Oui oui certainement, rétorqua l’une de ses collègues de la police scientifique. Écartez-vous s’il vous plaît, je dois extraire la balle.

William obtempéra. Le ton hautain de Paula ne lui soutira pas plus qu’un regard froid, mais il se concentra bien vite sur les gestes de la femme qui s’affairait sur l’impact avec une grande pince métallique, comme une chirurgienne sur une plaie de brique rouge. Elle dut engouffrer profondément son outil dans la surface émiettée avant d’extraire le projectile. Sous la lumière du soleil, celui-ci renvoya un étrange éclat argenté.

William plissa ses yeux bleus, ce qui accentua la sévérité naturelle de sa mine soignée. Une fois la balle placée dans un petit sac en plastique, il profita que Paula l’observait d’un air circonspect pour en faire autant.

— Calibre 10 millimètres en 180 grammes, dit-elle.

— Méchant, commenta Jaden en s’approchant lui aussi pour observer l’objet. Vous avez vu ce revêtement ? On dirait…

— De l’argent, coupa William. Oui, je pense que c’en est.

Paula lui lança un regard dédaigneux.

— C’est le laboratoire qui le déterminera, pas vous, Jones.

Jaden émit un rire incrédule.

— Eh, certains monstres sont sensibles à l’argent, pas vrai ? suggéra Jaden. Vous savez, les loups-garous par exemple. C’est bien de ça dont il était question, Jones ?

Paula eut un rictus amusé, et William serra les dents. Il en avait assez de ces remarques insidieuses qui le renvoyaient à la raison même de son intégration si difficile. Le fait d’avoir changé de patronyme n’avait pas suffi à laver sa réputation, souillée par celle de son illuminé de père.

— Nous poursuivons les vrais monstres, rétorqua froidement William en fronçant les sourcils. Les meurtriers, les violeurs et les dealers sont des humains. Des humains comme vous et moi.

— Voilà qui est bien parlé Jones, conclut Paula d’un air peu impressionné en rangeant précieusement la balle d’argent dans une mallette.

William s’avouait plutôt ravi que la conversation soit terminée, la voix forte et sévère de l’inspecteur en chef Bailey claironna dans son dos :

— Jones ! Arrêtez de faire le touriste et allez interroger les témoins autour de la fleuriste ! Sans oublier la fleuriste, bien sûr.

— Oui, monsieur.

Jaden lui offrit un regard quelque peu compatissant, avant de s’en retourner lui-même à son propre rôle. Devant la boutique de la fleuriste, le jeune inspecteur s’approcha d’un groupe de civils déjà en pleine interrogatoire avec un homme de son unité. William se contenta de s’y joindre. Bilan : beaucoup de peur, aucun mal. Il n’y avait eu qu’un seul coup de feu, et aucune victime. C’était étrange, inhabituel pour un attentat, durant lesquels les tueurs s’appliquaient à emporter le plus de vies possible. Selon William, la piste terroriste était à écarter, mais il tint sa langue devant ses supérieurs.

Il interrogea lui-même plusieurs témoins, leur demandant qui s’était trouvé à l’angle de cette ruelle au moment du coup de feu. Personne n’en était sûr, mais la plupart d’entre eux décrivaient un jeune homme blanc aux cheveux d’ébène, et un homme noir à ses côtés. L’un de ces deux individus avait probablement été la cible du tireur. Malheureusement, personne ne semblait savoir où ils se trouvaient, ni dans quelle direction ils étaient partis. William poussa un soupir désespéré, mais nota scrupuleusement toutes les informations dont il disposait. Il ferait tout son possible pour que l’affaire de la balle d’argent ne soit pas classée sans suite, contrairement à ces mystérieuses affaires impliquant des morsures d’animal en pleine ville. Oui, cette fois, il gagnerait le respect de ses collègues et l’approbation de ses supérieurs.

 

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Hortense
Posté le 30/10/2022
suite,
L’inspecteur William aurait-il un lien avec Manfred Livingston ou le mystérieux Ulrich ? Il semble que l’étau se resserre autour de Lester et cela devient assez inquiétant.
Ton histoire a du rythme et l’on ne s’ennuie pas une seconde !
- il ressortait : il ressortit ?
Je poursuis…
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