8. Le képi

Un bruit de ferraille la contraria dans son activité. Mais bien décidée à ne pas se laisser déconcentrer, elle préféra ignorer tout signe de vie extérieure et mettre toute son attention dans cette poussière qui tâchait ses doigts aussi efficacement que son âme. D’une paume, elle en chassa le voile des ans qui s’était déposé sur le cadre au verre fissuré. Mais à nouveau, le bruit se répéta, s'insinua dans son cerveau, et lui fit perdre le fil. Du doigt, elle suivait les prénoms, remontait le temps, génération après génération. Chaque individu, dans son petit cartouche doré, était relié aux autres par les branches de cet arbre gigantesque. Astrée n’en discernait ni le début, ni la fin. 

Et ce satané bruit métallique qui revenait à la charge de plus en plus rapidement, sans pause, preuve qu'après avoir tenté d'attirer un peu l'attention, on perdait patience et on secouait le tout avec toute l'énergie du désespoir. La jeune femme leva les yeux au ciel dans un soupir à fendre l’âme : elle n'avait plus vraiment le choix. L'importun semblait bien décidé à ce qu'on vienne à sa rencontre, et si tel n'était pas le cas, il allait probablement démonter le portail. Car oui, ce bruit désagréable provenait de la grille délimitant l'entrée de l’imposante bâtisse. 

Une grille en forme de portail arrimé entre deux piliers surmontés de la fameuse arche que tant de touristes n'avaient pas hésité à passer des années durant. Fut un temps, il y avait eu une sonnette, mais elle avait rendu l'âme, comme tout le reste, et ne subsistait plus d'elle que le boîtier blanchâtre sur lequel un papier délavé et presque illisible annonçait « en panne ». Alors, depuis des lustres, les visiteurs avaient prit l'habitude de secouer le portail pour annoncer leur présence. Et les autres ? Ceux qui ne savaient pas ? Et bien ils se contentaient de sonner comme des idiots à une sonnette qui ne lâcherait jamais le moindre carillon. De toute manière, s'ils ne savaient pas, c'est qu'ils n'étaient pas désiré... La sélection naturelle, en quelques sortes. 

Mais là, visiblement, le malheureux était au courant, et s'impatientait. Astrée ôta les morceaux de verre encore accrochés au cadre doré, afin d’en délivrer le précieux document qu’elle enroula sur lui-même le plus délicatement possible. Elle jeta un dernier regard à la vaste pièce, ses enclos intacts et son foin recouvrant le sol, puis se frotta les mains pleines de poussière contre son short jean avant de prendre la direction de la double porte des anciennes écuries où elle se cachait depuis des heures.

Il lui suffit de l'entrouvrir pour reconnaître le vieux Capitaine dans son uniforme bleu en train de perdre son peu de patience contre cette frontière qu'il insultait dans son patois le plus subtil.

— Capitaine ?  lâcha-t-elle pour lui signaler sa présence sur la gauche alors qu'il l'attendait sur la droite.

Le vieil homme releva un regard surprit vers elle, avant de reprendre contenance, et de soulever sa casquette à écusson en signe de bonjour.

— Petite Baronne ! lui répondit-il avec cette insupportable déférence que les gens d'ici lui vouaient.

— Astrée, le reprit-elle. Combien de fois vais-je devoir vous répéter de m'appeler par mon prénom ?

Elle avait fini par passer la porte, et s'avança vers l'homme qui plaquait les quelques cheveux brunis grâce à la fée teinture, sur le sommet de son crâne avant de renfiler cette casquette qui faisait sa fierté.

— Autant de fois que tu le jugeras nécessaire, mais ça ne changera rien à mes habitudes.

— Qu'est-ce qui vous amène jusqu'à mes ruines ? lui demanda-t-elle, préférant changer de sujet plutôt que d'entrer en conflit avec cette tête d'enclume de naissance.

Il était occupé à lisser les plis de son uniforme, et releva immédiatement la tête, comme s'il se rappelait brusquement sa mission du jour.

— Je venais m'enquérir de l'avancée de la situation avec tes locataires, et... Livraison ! 

Il s’était empressé de répondre, avant de lui tourner le dos pour récupérer ce qui semblait être un colis, sur le siège passager de son véhicule de gendarmerie.

— Trop gros pour rentrer dans la boîte aux lettres, s'excusa-t-il en le lui tendant malgré la grille qui le séparait encore de la jeune femme. Je ne voulais pas déranger, mais ça t'évite un voyage supplémentaire au bureau de Poste, bien que ça ferait plaisir à Jeanne de te voir. Tu sais qu'elle me demande sans arrêt de tes nouvelles ? Alors je lui dis que je n'ai fait que te croiser la dernière fois, que j'suis pas forcément introduit dans les hautes sphères, mais vu que ça commence à faire un bout que t'es là, et que la chicos, on la voit parader tous les jours dans les ruelles...

La chicos ? Charlotte ?

— ... elle se demande si tu la boudes, bien qu'elle sache que tu as probablement mieux à faire que de visiter une vieille bonne femme qui n'aurait de cesse que de radoter sur tes jeunes années, quand tu venais te cacher dans ses jupons pour échapper à la tyrannie des voyous du village, et que...

Ô culpabilité ! Va, viens ! Plante ton dard odieux entre mes côtes !

— ... ta mère devant t'arracher de sous le comptoir où tu jouais pendant des heures, lorsqu'il était l'heure de...

— Capitaine ! finit-elle par éructer, provoquant l'intérêt soudain de plusieurs touristes se promenant dans la ruelle.

— Ha oui ! Le paquet ! sembla-t-il enfin réaliser en se tapant le front.

Elle voulu récupérer le colis qu'il lui tendait, mais lorsque ses mains approchèrent le kraft, il le ramena vers lui, et le souleva au-dessus de son épaule, comme s'il cherchait à le mettre hors de sa portée. Aussi fronça-t-elle les sourcils, prête à piquer une colère simplement parce que c'était pas le jour, qu'elle avait pas que ça à faire, et que jouer au chat et à la souris avec le gendarme n'était absolument pas dans ses projets.

— Me faut une signature, se justifia-t-il devant ce regard incendiaire.

Elle lui tendit une main ouverte, ce qui en langage corporel signifiait « passe-moi un stylo avant que je ne perde patience et que je t'arrache un oeil. » mais...

— ... mais je n'ai pas de stylo.

Oh comme c'était pratique pour un capitaine curieux et intrusif qui avait choisi, en partie, ce métier afin de pouvoir passer de l'autre côté de la porte, voir si la vie est plus belle ou plus excitante chez les autres. Astrée hasarda un regard hésitant en direction de la porte d'entrée de la maison. Elle sembla peser le pour et le contre pendant un moment, puis lui fit signe de la suivre d'un mouvement indolent de bras. Il ne se fit pas prier pour lui emboîter le pas, prenant un plaisir certain à fouler les pavés d'une cour désormais interdite au public. Mais lorsqu'ils passèrent le seuil de la porte, le vieil homme se figea.

— Un problème, Capitaine ? l’interrogea-t-elle en s'immobilisant à son tour, attendant qu'il franchisse définitivement le seuil pour refermer la porte derrière lui.

— C'est que... c'est très... vide, conclut-il à défaut de trouver un terme plus approprié.

— C'est un peu la raison de ma venue, ici.

Calme, elle se contentait d'énumérer un simple fait, avançant jusqu'à la grande cuisine après avoir refermé la porte d'entrée.

— C'est donc vrai, alors, soupira-t-il en la suivant afin de déposer le paquet sur l'imposante table en bois massif. J'avais beau le savoir, je crois que je continuais à m'imaginer que vous finiriez par changer d'avis.

— Faites-moi un gros chèque, et je vous jure que je change d'avis dans la minute.

Elle lui tournait le dos, occupée à fouiller dans la grosse besace en toile qui lui faisait office de sac à main. Un cliquetis répété, informa le gendarme qu'elle avait fini par mettre la main sur un Bic.

— Beynac sans ses Barons...

Plus une complainte qu'autre chose, alors que son regard se perdait entre les poutres apparentes sculptées. La tristesse visible du vieil homme mit Astrée plus mal à l'aise, encore. Elle n'avait pas besoin qu'on lui rappelle ce qu'elle était sur le point de perdre, et combien sa propre famille s'était investie dans l'érection de ce lieu. Sa génération serait la honte de toute une lignée. Elle n'en avait déjà que trop conscience. Elle aurait aimé qu'il se taise, ou mieux encore, qu'il la laisse, qu'il retourne à sa ronde, et qu'elle puisse réintégrer les anciennes écuries. Mais le Capitaine ne semblait pas vraiment déterminé à en finir avec elle. 

Au contraire, d'un talon, il décala le banc de la table pour s'y laisser choir de tout son surpoids. Les joies des petites villes de campagne, où une ronde de gendarmerie se résumait à se faire offrir le café dans chaque foyer visité. Conciliante, Astrée ravala un soupir, tout en se dirigeant vers la vieille cafetière. Il ne demanderait ni n'exigerait absolument rien, mais elle savait, aussi, qu'il ne partirait pas tant qu'il n'aurait pas eu son cocktail caféine/potins. Et, probablement, voulait-il, également, savoir ce que renfermait ce fameux paquet.

— Alors, tu ne m'as pas dit, comment ça se passe avec tes locataires ? demanda-t-il, donnant raison à la jeune femme.

— Comme dans un rêve ! lâcha-t-elle, le sourire exagéré, et les cils papillonnant, tandis qu'elle remplissait le filtre de ses habituelles grosses cuillerées surdosées. Barbie me prend pour son esclave et Ken pour une suicidaire.

— Te laisse pas marcher sur les pieds, fillette ! N'oublies pas à qui appartiennent les murs !

On croirait entendre Pâris.

— Plus pour très longtemps, Capitaine, rétorqua-t-elle en essuyant ses mains sur son short, ajoutant un peu de café à la poussière s'y trouvant déjà. Je suis confuse, les placards sont vides, je n'ai rien à vous offrir pour accompagner le café.

— T'en fais don' pas, ceci devrait faire l’affaire, entonnait la voix bourrue dans son dos, couvrant à peine la nuisance sonore provoquée par la cafetière.

Ceci ? Intriguée, la jeune femme se retourna, s'attendant à le voir sortir un paquet de biscuits de sa poche de chemise, mais pas vraiment à le surprendre, le nez dans le carton ouvert par ses soins, dont il fouillait et triait les diverses denrées alimentaires. D'accord. Vraisemblablement, ouvrir les colis des autres était chose courante dans le coin. Peut-être aurait-elle du s'en inquiéter, mais le contenu du paquet la laissait trop perplexe pour ça. Et bientôt, elle se retrouva à genoux sur le banc en face du gendarme, fouillant avec lui cet improbable coffre au trésor.

— Doit y avoir une erreur, s’étonna-t-elle, un paquet de cookies à la main. C'est un colis à destination du Darfour, ou quoi ?

— Vu la façon dont tu remplis ton short, c'est toi le Darfour, petite baronne.

Elle ne se fatigua même pas à lui répondre, ni même à s'offusquer, elle préféra vider intégralement et énergiquement le carton, afin de mieux le retourner pour en étudier le nom de l'expéditeur.

— Y a rien d'indiqué ! 

Le colis vide entre les mains, elle le faisait tourner en tout sens, frénétiquement, impatiemment.

— T'as vérifié le tampon de la Poste ?

Le Capitaine, lui, très calme, avait déjà ouvert un paquet de biscuit, et en fourrait un entre ses moustaches.

— La Poste, France et la date du jour.

— P’t'être un don anonyme d'une association humanitaire visant à te remplumer ?

— Capitaine ! grogna-t-elle en le foudroyant du regard.

Tiens, elle grognait maintenant. Serait-ce contagieux ?

— En destinataire, y a indiqué quoi ? Astrée de Beynac. 

Il faisait les questions-réponses tout en se levant pour aller se servir lui-même son café, conscient que s'il attendait après sa petite baronne, il le consommerait froid, voir pas du tout. 

— C’est quand même très précis, non ? Qui, à part moi, ça va de soi, sait que tu es toute seule ici, et que tes placards sonnent creux ?

Son Frère, son oncle, ses cousins aussi, et évidemment sa tante, mais Astrée doutait qu'elle soit d'humeur à chercher à la nourrir.

— Je parierais sur ton père, lança-t-il en lui glissant une tasse fumante entre les mains.

Ça semblait surréaliste. Il n'était même pas en état de quitter son lit lorsqu'elle était partie, il semblait même avoir complètement oublié l'existence d'une éventuelle progéniture. Se pourrait-il qu'il aille un peu mieux ? Suffisamment pour sortir le nez de sa bouteille de Bourbon et s'inquiéter pour sa fille ? Ça ne pouvait pas être Pâris, il n'était pas suffisamment terre-à-terre pour se soucier de ce genre de bas besoins primaires comme manger, dormir, ou respirer. Son oncle peut-être ? Non, il l’aurait prévenu et n’aurait jamais oublié d’indiquer l’expéditeur. Son père, alors ? Un sourire naquit au coin de ses lèvres. Un vrai. Les yeux dans le vagues, l'arôme de café dans le nez, elle se prit à espérer des jours meilleurs, entrevoyant, dans cet envoi, l'amorce d'une forme de normalité : un père prenant soin de sa fille.

— Voilà qui semble te réjouir, observa le Capitaine en faisant claquer sa tasse, qu'il avait vidé d'une traite, contre le bois de la table. Tu devrais sourire plus souvent, ça fait presque passer le goût infecte de ton café.

Curiosité satisfaite et caféine engloutie, le Capitaine semblait avoir décidé que sa mission était terminée. Aussi se leva-t-il dans un raclement de banc, et gratifia-t-il Astrée d'un ébouriffage en règle de sa crinière.

— Oh, et... J'allais presque oublier ! s'interrompit-il dans sa progression en direction de l'entrée. Jeanne m'a demandé de te rappeler que les festivités féodales débutent demain soir avec le grand festin sur l'esplanade du Château.

Haussant un sourcil, Astrée hasarda un :

— Et ?

Ce qui ne sembla pas réellement satisfaire le vieil homme en uniforme.

— Et ce festin est à l'initiative des Barons depuis des siècles. Il est hors de question que tu y échappes cette année, encore moins si c'est pour rester enfermée dans ce temple de la désolation.

Charmante image, plutôt criante de vérité, ce qui n'empêcha pas Astrée d'entrouvrir les lèvres avec l'intention de plaider sa cause. Si seulement le Capitaine lui en avait laissé la possibilité.

— Non, pas de discussion, fillette ! prit-il la parole à sa place. Non seulement tu viendras, mais en plus je n'aurais même pas besoin d'user de la force ou de l'autorité que me confère ce képi, parce qu'en une soirée, en quelques heures à peine, toutes les personnes qui meurent d'envie de te voir et qui se plaisent à te faire culpabiliser d'être occupée à autre chose, seront réunies en un seul et même endroit. En un banquet, tu vas pouvoir te débarrasser de ces obligations qui t'auraient pris des jours autrement. Et tout ça sur fond de musique médiévale. C'est pas le bonheur, franchement ?

Le bonheur, elle n'aurait pas été jusque là, mais il avait raison sur un point. En faisant une apparition publique de ce style, elle éviterait des heures de « et alors, qu'est-ce que tu deviens ? » chaque fois qu'elle oserait mettre un pied en dehors de sa forteresse. Et elle devait bien avouer que l'idée de pouvoir aller récupérer sa voiture sans craindre de se faire assaillir au passage, était tentante. Néanmoins, pour la forme, et parce que assister à une fête en cette période était le dernier de ses projets, elle s'accorda quelques secondes de réflexion avant de céder.

— D’accord, je viendrais, consentit-elle, provoquant un véritable sourire victorieux sous les moustaches grisonnantes. Mais, il est hors de question que j'enfile une tenue d'époque ! 

Elle s’empressa de se lever pour cavaler derrière le gendarme qui avait déjà disparu par la porte ouverte.

— Je te laisse en informer Jeanne, l’entendit-elle répondre sans le voir pour autant.

— Non, Capitaine !

— Et dernière chose : cesse de jouer dans les écuries, c’est dangereux ! Criait-il, à présent, pour se faire entendre.

Elle avait beau courir, il fut déjà à la grille lorsqu'elle atteignit le seuil de la porte, saluant vaguement de la main, avant de s'engouffrer dans l'habitacle de sa voiture.

— Capitaine ! couina-t-elle, en vain, le véhicule et l'homme reculaient en direction de la ruelle.

Le bruit du moteur acheva de couvrir les interrogations désespérées lancées en direction de la voiture, avant que, maussade, elle ne retourne traîner les pieds sur le pavé en direction des anciennes écuries. Qu’est-ce qu’avait le Capitaine contre ces dernières ? Non seulement il s’agissait d’une planque parfaite, mais Astrée y déterrait, aussi, des trésors que l’on croyait perdus. Voilà ce qu'elle faisait depuis un moment avant l'interruption du gendarme. Voilà ce qu'elle faisait pour s'occuper les mains tout en se rendant utile. Elle fouillait. Des boîtes, des caisses, des coffres probablement plus vieux que la masure elle-même. Cela lui accaparait la tête et lui permettait de ne pas penser au reste, comme sa violente envie de tuer son locataire, par exemple. C'était pour ça qu'elle avait fini ici, dans les anciennes écuries. Au moins, personne ne la trouverait là, surtout pas Barbie et ses incessantes et grotesques demandes. Plusieurs jours d'affilée elle s'y était réfugiée, maudissant la Terre entière. 

Désormais, elle n’avait plus qu’une idée en tête, y retourner, s’enfermer, et consulter encore et encore cet arbre généalogique qui… qui gisait, parfaitement enroulé sur lui-même, au milieu des mauvaises herbes qui avaient remplacé la terre battue et le foin qui s’y trouvaient quelques minutes plus tôt. Les boxes, la charpente, et même une partie des murs avaient disparu. Ne subsistait que quelques amas de pierres de taille, et cette arche à l’équilibre précaire qui, jadis, encadraient les lourdes portes en bois qu’elle avait poussé pour venir à la rencontre du gendarme. 

Une ruine. Une ruine dans laquelle elle pénétra à nouveau avec appréhension. Elle ferma les yeux à s’en faire mal aux paupières en passant le seuil, mais en les rouvrant, rien ne se produisit. Les ruines étaient toujours des ruines. Au-dessus de sa tête, nul toit, seulement le ciel, noir et lourd, et cet éclair solitaire qui l’illumina un court instant. Avait-elle perdu la raison ? Elle compta mentalement. Un… deux… trois… A six, la détonation la fit sursauter. Sans perdre un instant, elle récupéra le dernier vestige de son hallucination, et son précieux document sous le bras, cavala se mettre à l’abri alors que les premières gouttes matraquaient les pavés de la cour. 

 

*

 

Les doigts pianotaient avec rapidité et habilité, répandaient un cliquetis apaisant à travers la pièce dont le silence n'était rompu que par quelques bûches crépitantes dans un feu en fin de vie. Sur l'écran, les images se succédaient, et chaque changement n'était salué que par soupirs frustrés et grognements sourds. Toujours les mêmes touches se trouvaient enfoncées, de plus en plus violemment à mesure que les secondes se transformaient en minutes, et les minutes en heures. Un A, un S, un T, un R, et deux E. Les doigts s'activaient, les doigts ne se lassaient pas, les doigts n'auraient de repos que lorsqu'ils auraient enfin quelque chose pour les yeux. Un prénom, un nom, et tellement rien... Oh, il y avait bien quelques comptes sur les réseaux sociaux, mais la propriétaire semblait avoir bloqué l'accès à tout intrus. Une photo de profil qu'on ne pouvait agrandir, et qui ne dévoilait guère que l'ombre de l'intéressée, de toute manière, et un nombre d'amis virtuels assez indécent. Qu'avait-elle fait pour rassembler autant d'adeptes ? 

Alors, les doigts s'employèrent à fouiller la toile par des chemins de traverses, optant pour les encyclopédies en ligne qui ne manqueraient pas de leurs fournir quelques informations sur le village et ses Seigneurs. Un arbre généalogique abattu plus tard, et les touches n'en finissaient plus de cliqueter sous les poutres apparentes. Au loin, les talons cliquetèrent à leur tour, et le silence se transforma en un soliloque teinté de fond musical. La voix féminine fulminait envers des goûts musicaux jugés barbares, tandis qu'elle haussait le son d'un Chostakovitch des plus classiques. Les doigts, eux, ne se laissaient pas distraire, poursuivant encore et toujours leur traque effrénée. How wonderful life is while you're in the world, fredonnait un Elton John tout aussi classique depuis l'autre côté du mur, le côté interdit. 

Et les doigts avides d'informations n'auraient pu mieux formuler cette impression, cette sensation, ce sentiment de folie lente et lancinante. Juste un détail, une photo, une preuve qu'elle existait avant aujourd'hui, avant hier, avant ce mardi de juillet. Une preuve qu'elle avait été là tout ce temps, réelle, concrète, palpable... Véritable. Une preuve que les doigts, rageusement agacés, se résignèrent à dénicher d'une manière plus sournoise. L'écran se teinta de blanc lorsque la page s'imposa. Un destinataire, un objet, et en contenu de message, uniquement un nom : Astrée de Beynac. Un nom sur lequel l'écran claqua lorsque les doigts se firent paume, et que la paume expulsa sa violence sur la lumineuse pomme entamée. Funeste présage.

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Belette
Posté le 12/11/2020
Bon, alors je me remets aux commentaires parce qu'avec tout ça j'ai lu, mais je ne t'ai pas fait de retours x)

Le personnage du gendarme apporte des couleurs et de la légèreté à toute cette ambiance plus que tendue. Il y a beaucoup de tendresse dans la façon dont tu nous le décris à travers les yeux, même lorsqu'il s'invite chez elle et ouvre le colis à sa place. La punchline du Dafour m'a donné un fou rire haha.
J'aime bien la barrière du vouvoiement que décrivait Notsil justement, je trouve ça cohérent avec le reste de l'ambiance : retourner à Beynac, c'est retourner un peu en enfance, avec tous ses codes, ses habitudes. Et c'est justement ce décalage avec le fait qu'elle soit désormais adulte et tout ce qu'elle a à traverser que je trouve pertinent. Ca met pas mal de choses en relief, ce contraste.

J'ai été très étonnée quand elle est retournée dans l'écurie... qui n'était plus qu'une ruine. J'ai bugué un instant, mais comme Astrée bugue aussi, je suppose que ce n'est pas trop gênant.

Miam, un petit tour dans la tête de ce cher Syssoï. Aurait-il eu les mêmes rêves qu'Astrée ? Hum hum, mystère, mais tu ne tarderas pas à nous éclaircir (on est pas à 60 chapitres près, te presse pas ;) ) sur ce point je suppose.

J'avais juste une question sur la nature de la relation entre Charlotte et l'homme frigo, sont-ils en couple ? Mariés ? Ou juste compagnons de voyage ? Relation professionnelle ? Je ne suis pas trop sûre d'avoir saisi, je ne sais pas si c'est voulu ou si c'est juste un oubli de ta part dans les premiers passages. Parce que bon... ça devient plus qu'obvious son fricotage avec Astrée quand même ;)
OphelieDlc
Posté le 13/11/2020
C'est exactement le rôle du Capitaine, mais également celui de Jeanne. Ils représentent une forme de figure parentale dans tout ce qu'elle a de doux et quelque part, de protecteur. J'avais besoin de ce contraste autant qu'Astrée avait besoin de personnages auxquels se raccrocher. Ils sont parfois lourds et très souvent intrusifs, mais à côté de ça, hyper présents pour elle dans ce moment d'extrême solitude. Elle repousse tout le monde mais eux, ces vieux, ils en ont vu d'autres et ne se laissent absolument pas impressionner.

Tes interrogations sont toujours très pertinentes. Ca ne m'arrange pas du tout, haha !

Je peux juste te dire que concernant Charlotte/Syssoï, c'est volontaire. Tu auras ta réponse sous peu ;)
Notsil
Posté le 27/10/2020
Coucou !

Un chapitre intéressant qui se révèle plein de mystère ! Le capitaine prend ses aises :p mais sa discussion avec Astrée est adorable.
Juste un détail, elle aimerait qu'il l'appelle par son prénom, et le capitaine la tutoie, alors qu'elle le vouvoie, ça a quelque chose de logique vu l'affection qu'on lui porte mais en même temps on a l'impression qu'elle essaie de mettre une barrière entre eux... ^^ enfin, à toi de voir.

J'ai beaucoup aimé le coup des écuries qui n'en sont plus vraiment, tout comme la recherche internet qui ne donne pas grand chose...
Le surnaturel s'invite par touches, et le doute s'installe.

Curieuse de voir où tu nous emmènes....
OphelieDlc
Posté le 27/10/2020
Coucou !

Le coup du vouvoiement c'est essentiellement parce qu'Astrée l'a toujours connu gendarme. De fait, depuis petite elle l'a toujours vouvoyé. Ce qui n'est pas le cas du Capitaine qui la tutoyait enfant et n'a pas changé d'habitude. L'homme fait un peu figure d'autorité dans le village, aussi beaucoup le vouvoie, contrairement à Jeanne (dont on entend parler dans ce chapitre, et que nous allons bientôt découvrir) qu'Astrée tutoie.
C'est peut-être ça, la barrière que tu évoques. D'ailleurs, il est le seul personnage dont on ne connait pas le prénom. C'est le Capitaine pour tous. Astrée ne doit même pas connaître son nom de famille.

Et je suis contente que tu aies saisi le coup des écuries, parce que ça fait encore débat chez moi. Quand j'ai lu ce passage à mon crash-testeur (mon homme), il n'a pas compris. Donc plutôt rassurée que ce ne soit pas totalement incompréhensible, finalement ! ;)
Notsil
Posté le 28/10/2020
Merci pour l'explication, c'est vrai que c'est logique vu comme ça ^^
Les écuries je lie ça aux moments flash-back du passé + aux autres moments "bizarres" (la statue et le nom dessus par ex), et j'ai l'impression que ça prend de l'amplitude (de petits trucs en plus grands trucs ^^).
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