(7)

Par Dan
Notes de l’auteur : Notes de l’auteur : U2 - Original Of The Species (https://www.youtube.com/watch?v=Pu9rQ8lkQ5c)

7

 

29 janvier 2020

 

Le silence s’épaissit, se cristallise, puis se fend comme du verre alors qu’un tourbillon de foudre l’emprisonne avec les autres au centre de la salle. Les bourrasques lui lacèrent le corps et les tympans, avalent ses cris, son souffle, ses pensées incohérentes transpercées de terreur. Elle ne sait plus ni où ni qui elle est. Tout ce dont elle a conscience, c’est de la lueur sombre qui émane de ses poings, réduite à des pinceaux qu’elle tient comme des bouquets de brindilles.

Elle ouvre les mains : du creux de ses paumes au bout de ses doigts, des fils sombres se tortillent en émettant un halo noir, atténué quand l’éclat du décor s’intensifie brusquement. Elle en détache les yeux. Frémit. Une silhouette se découpe contre la clarté – une éclipse. C’est lui. Il est là, et il vient la sauver.

L’angoisse succède au soulagement : elle ne veut pas que la lumière le blesse comme elle a blessé l’autre, dont le cadavre déchiqueté roule dans les courants et heurte leurs corps recroquevillés. Il avance pourtant. Les épaules voûtées, il lutte contre les vagues qui éclairent les appareils, les murs et le monde comme un millier de soleils, jusqu’à percer l’œil du cyclone hurlant.

Puis tout s’éteint.

— Frankie ?

C’est son nom, elle s’en souvient maintenant, mais tout le reste lui échappe. Elle ne voit plus rien. Ne sent plus rien.

— Que… Qu’est-ce que…, bredouille-t-elle.

— Eux, halète-t-il et, avant qu’elle ait pu reprendre ses esprits ou seulement assimiler ses mots, il lâche : Écoute-moi. Les autres sont encore inconscients, nous n’avons pas beaucoup de temps.

Elle le cherche dans le noir. Du temps pour quoi ? Eux savent, ils les ont punis. C’est trop tard pour…

— Les gens du conseil ont compris que tu cherchais à t’enfuir, pas que c’était aussi mon cas. Je crois que je sais comment nous tirer d’affaire, mais ça va exiger quelques sacrifices, et il va falloir me faire confiance.

Pourquoi Eux ne l’ont pas tuée, elle ? Pourquoi…

— Frankie !

Les ténèbres se dissipent, glissent sur les formes inertes allongées autour d’eux et se replient derrière les machines, mais s’attardent au fond des yeux noirs qui l’acculent. Frankie s’y perd, chavire.

— Est-ce que tu me fais confiance ?

 

 

Tout le lui rappelle : les odeurs de sandwiches industriels et de produits d’entretien, le vacarme d’annonces publiques et de milliers de voix conversant dans des centaines de langues, le ballet des valises colorées et des grands avions blancs derrière les vitres teintées. Il va revenir des toilettes en semant des gouttes d’eau parce que l’essuie-mains en tissu est un nid à microbes et le séchoir à air pulsé un monstre flippant. Il lui demandera si elle veut un chaï latte au Starbucks ou un Science & Nature au kiosque à journaux. Elle dira oui, ou non, peu importe. Tout ce qui compte, c’est qu’elle finira par s’assoupir contre son épaule et qu’il dégagera ses cheveux dès qu’une mèche lui glissera sur le nez.

— Alors ?

Frankie sursaute quand il s’assoit en lui tendant un baluchon de boissons énergisantes et de salades premier prix. Les yeux gris et la coupe en brosse ont disparu, remplacés par des prunelles sombres et une tignasse élégamment désordonnée. Frankie écarte une boucle noire qui revient aussitôt s’accrocher à ses cils alors qu’elle rabat le regard vers les dizaines de documents ouverts sur son ordinateur. L’espace d’un instant, l’éclat de l’écran l’aveugle autant qu’une explosion de lumière violette, et elle doit chasser ses rêves pour se concentrer.

— Frankie ? Tu en es où ?

Changement d’hôtel, demande de formulaires ESTA, réservation des billets, attente dans la crainte que les autorités repèrent leurs démarches ou leurs achats, annulations, fausses pistes, fuite. Ils ont atterri à New York quatre heures plus tôt, c’est un exploit en soi, mais Frankie ne sait toujours pas en quoi consistera leur prochaine étape.

Elle a pris le pari de viser les États-Unis sur de maigres déductions, les cadres de Common Science étant américains et les instigateurs du Collectif Sanderson issus du MIT. Kas a également reçu son avis de mission alors qu’ils étudiaient les derniers vortex occidentaux du pays de la liberté, peut-être pour lui éviter un aller-retour superflu. Rien ne garantit à Frankie qu’elle trouvera les sandersoniens ici, mais c’est sa seule piste.

— Vous avez vraiment aucune idée de là où ils peuvent être ? demande-t-elle en s’emparant d’une canette qu’elle ouvre et sirote distraitement.

— Je n’ai fréquenté Santiago Herrera que durant un mois, répond Levi. Et il gardait jalousement les secrets du Collectif. D’autant que la localisation de leur QG dans la sphère ne nous importait pas vraiment.

— Je parlais pas de votre histoire de fous. Ici, là, dans le monde réel, si vous saviez que je m’intéressais aux sandersoniens, vous avez peut-être…

— Désolé. Rien que tu ne saches pas déjà.

Elle prend une longue lampée, roule des épaules et chausse son casque. Frankie est très partiale en matière de musique : son père l’a biberonnée à U2, Rory Gallagher ou les Pogues, mais il lui a aussi appris à détester les Corrs et les Cranberries que sa mère adorait ; aujourd’hui, elle carbure à Damien Rice et Hozier. Voyage et travail se sont toujours déroulés en chanson, synonyme d’ouverture autant que d’œillères propices à l’évasion ou à la concentration – devenues chez Frankie les deux faces d’une même pièce.

Elle ne s’était plus autorisé cette échappatoire depuis le débarquement de Levi. Désormais, plus rien n’existe autour d’elle hormis sa silhouette floue à l’orée de son champ de vision.

Frankie a listé six boîtes postales potentielles, certaines d’allure officielle, d’autres si clairement factices qu’on pourrait leur dessiner un nez de clown, mais aucune qui corresponde à l’assignation de Kas. Fourrageant dans ses cheveux rêches, Frankie revient alors à ses notes sans les décortiquer, immergée dans la transe de la musique qui éloigne le monde tout en le soulignant. Ses doigts commencent à pianoter sur le clavier. Remettre les choses à plat. Remonter à la racine.

Et la racine, c’est Sanderson.

Plus de cinquante ans après la fondation de sa Société pour l’Investigation de l’Inexplicable, les données administratives sont au mieux incomplètes, au pire introuvables. Quelques extraits d’actes notariés confirment la location au dollar symbolique d’une propriété comptant trois hectares de terrain et divers locaux appartenant au domaine de Sanderson lui-même. Impossible de dénicher une adresse précise, mais Frankie sait se contenter de ce qu’on lui offre : la mention « New Jersey » et une poignée de vieux cadastres.

La plupart des routes ont changé de nom ; les autres sont tronqués, floutés ou censurés. De quoi dissuader un enquêteur du dimanche, peut-être. Frankie, elle, pousse Original of the Species à fond dans ses écouteurs et, quinze minutes plus tard, zoome sur un coin de nature sauvage au nord-ouest du Garden State, ceinte entre Vail Road et… Ivan Road.

— Je crois que je les ai.

L’épaule de Levi frôle la sienne quand il se penche vers l’écran. Frankie remarque qu’il porte toujours ses gants.

— Le Collectif aurait pris le risque d’installer ses locaux là où Sanderson avait établi ceux de la SITU ?

— Ils y ont installé quelque chose, en tout cas. Peut-être pas leur QG, mais quelque chose.

— Et si certains de leurs membres s’y trouvent encore, que comptes-tu faire ?

— Leur réclamer des comptes.

Levi s’écarte et la dévisage, non pas avec surprise, mais avec une admiration mêlée de crainte.

— Ils ont essayé de te réduire au silence, dit-il. Que crois-tu qu’ils te feront si tu viens toquer à leur porte ?

— J’en sais rien. Mais au moins, s’ils me mettent la main dessus, ils auront plus aucune raison de s’en prendre à mon père ou à Camille.

Frankie claque le clapet de son ordinateur et commence à rassembler ses affaires avant de s’interrompre.

— Et vous ?

— Moi ?

— Les sandersoniens ont aucune dent contre vous. Et même si la police sait à quoi vous ressemblez, vous êtes accusé de rien. Vous pourriez vous enfuir, vivre votre vie.

— C’est là que je la vis.

Frankie déglutit. Elle ne devrait pas lui en être aussi reconnaissante, elle ne devrait surtout pas lutter contre les cabrioles de son cœur. Mais elle ne devrait pas non plus être recherchée pour kidnapping.

— En avant, alors.

Reste à passer la douane, puis à louer une voiture – rien qu’elle n’ait pas déjà fait cinq ou six fois en compagnie de Kas. Si elle s’étonne de la rapidité avec laquelle elle a pris l’habitude de baisser la tête sous l’œil des caméras et de changer de trajectoire pour éviter les patrouilles de policiers, Frankie peut au moins se rassurer d’une chose : l’attente et l’incertitude touchent bientôt à leur fin.

 

 

Le ronronnement du moteur et le raclement des essuie-glaces accompagnent une ballade de Patsy Cline saturée d’interférences. Frankie serre les poings sur le volant pour résister au vertige du temps qui la ramène à une autre après-midi grise sur le sol américain. Que ne donnerait-elle pas aujourd’hui pour aller visiter la House of Mystery de Gold Hill ; pour que le phénomène le plus étrange de son existence soit une anomalie magnétique et une illusion de Ponzo.

— C’est quoi, votre nom de famille ?

Levi lève le nez de la brochure qu’ils ont piochée à un bar de Parsippany. Frankie a essayé de décrypter son passeport – trois fois –, sans résultat.

— Jacobson, dit-il après un moment.

Frankie s’en trouve inexplicablement déçue ; avec ses histoires de mondes parallèles, elle a commencé à voir en Levi un genre d’homme venu d’ailleurs, un alien clandestin sans passé ni patronyme. Pourtant, si elle suit la logique tordue de ses délires, il est bien né quelque part dans cette dimension avant de basculer dans l’icosaèdre.

— Très biblique, tout ça, constate-t-elle.

— Ah ?

— Levi, fils de Jacob, tout ça. Et vous venez d’où, exactement ? J’arrive pas à situer votre accent.

— De loin.

— Super. Je suppose que si je vous demande votre âge, vous allez me répondre que vous avez une très vieille âme bien conservée ?

Elle le voit sourire et se replonger dans son dépliant touristique, et sa relance meurt sur le bout de sa langue – il a souri. Frankie sait maintenant d’où proviennent les lignes au coin de sa bouche et de ses yeux, comme un secret qu’il n’a pas conscience d’avoir révélé, et elle n’ose pas le regarder de peur qu’il le lui reprenne.

Elle essaye de se concentrer sur la route. Quelques minutes plus tard, ils pénètrent Warren County par l’est et continuent sur Christopher Columbus Highway pendant quinze kilomètres. Des bois, toujours des bois, avec parfois une valeureuse aire de pique-nique ouverte entre les griffes nues des chênes rouges et des cornouillers.

— Les boussoles ne fonctionnent pas, ici, informe Levi, toujours absorbé par sa lecture.

— N’en rajoutez pas.

— À cause des gisements de magnétite dans les montagnes environnantes.

Frankie roule des yeux. La route suit le relief ascendant d’une colline et elle bifurque à gauche sur Ivan Road.

— Un peu mégalo, le gars, quand même, lance-t-elle en espérant que Levi ne percevra pas l’appréhension dans sa voix.

Quoi que les sandersoniens leur réservent, c’est imminent.

— En fait, dit-il, l’administration locale n’avait pas les fonds nécessaires à acheter un panneau assez large pour contenir le nom « Polkville Centerville Road ». Ce sont les habitants des environs qui ont décidé que « Ivan » était assez court et connu.

— Merci, Dr Hammond.

Un nouveau lacet, puis la forêt s’éclaircit pour révéler une très vieille ferme bordée par les vestiges d’un parking. Deux enseignes rouillées indiquent toujours : « SITU : The Society for the Investigation of the Unexplained » et « Visites sur rendez-vous uniquement ».

— Flûte alors, fait Frankie, qui ne croit plus à son propre cynisme.

De peur de se dégonfler, elle coupe aussitôt le contact et descend de voiture. Au-delà des buissons saupoudrés de neige et des fourrés cuits par le gel, un bus hissé sur des parpaings a fini de pleurer les bris de verre de ses vitres. Tout a le même aspect flétri : le terrain vague, les carcasses de voitures et les bâtiments aux bardeaux d’un blanc écaillé.

Quelques extensions ont étoffé la construction de béton plus récente qui flanque et enlaidit le corps de la maison. Supposant qu’il s’agit de l’entrée principale, Frankie en prend la direction ; mais la porte moustiquaire s’ouvre au même moment sur la haute silhouette d’un homme, qui allume une cigarette, les dévisage, puis écarquille les yeux. Il faut deux longues secondes à Frankie pour le reconnaître, trois de plus pour l’accepter. Pourtant, sous cette doudoune et cette chapka, c’est bien le visage de smiley de Kas qui lui fait face.

Un smiley vraiment pas content.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
EryBlack
Posté le 23/12/2021
Coucou Dan, un petit commentaire surtout pour te dire que j'ai repris la lecture ! je ne m'attendais pas à cette fin de chapitre, je trouve ça très cool de retrouver Kas après les mystères sur sa disparition. Hâte de voir quelle place il occupe dans tout ça... Hâte de manière générale en fait, on sent qu'on est vraiment à la frontière de quelque chose ! J'aime bien cette inexorabilité de l'histoire qui avance.
J'ai relevé quelques coquilles dans les précédents chapitres mais sans les noter, comme je lisais sur mon portable. Je me souviens avoir pensé qu'Antidote devrait être capable de repérer ce genre de choses (c'était un mot en trop ou en moins, généralement, comme dans une phrase qu'on a remaniée). Dans ce chapitre-ci, je me questionne sur la deuxième partie de cette phrase : "Elle ne devrait pas lui en être aussi reconnaissante, elle ne devrait surtout pas lutter contre les cabrioles de son cœur." > Ça laisse entendre que Frankie pense qu'elle devrait s'abandonner aux cabrioles de son coeur, mais je suppose que tu voulais plutôt dire qu'elle pense que son coeur ne devrait pas faire de cabrioles ? C'est peut-être juste moi, mais j'ai un peu bloqué sur la nuance. Rien d'important.
À bientôt pour la suite ! <3
Dan Administratrice
Posté le 26/05/2022
Aïe aïe aïe quel retard...
Mais me revoici !

Merci pour ton commentaire ! Je suis contente si le retour de Kas fait son petit effet après tout ce temps, j'espère que son rôle sera à la hauteur ^^

T'en fais pas pour les coquilles, j'en suis à une énième relecture mais y en a toujours qui se baladent (j'ai pourtant passé Antidote partout, mais j'ai aussi la fâcheuse tendance à reformuler des trucs après). C'est vrai pour le passage que tu relèves, c'est pas très clair, je reprendrai ça !

Merci encore <3
EryBlack
Posté le 26/05/2022
Te revoiziii <3 Viteuh viteuh charrive la souite

(Non je ne fais pas un AVC, je gazouille, c'est tout)
Vous lisez