(6)

Par Dan

6

 

28 janvier 2020

 

— Que vous dit le ciel, Galilée ?

Célestine détache les yeux de la voûte dont les couleurs déclinent du bleu ardoise au rose parme. Quelques étoiles y clignent encore, à l’ouest, derrière la brume qui s’agite au passage de la Jeep Willys. Il y a de l’humour dans la voix de Charles, assis sur le siège passager, mais son regard s’attarde un peu trop longtemps sur les taches de rousseur de Célestine quand elle réplique :

— Pas grand-chose, malheureusement.

Elle a encore des milliers de questions, pourtant. Faute de signe céleste, et puisque Charles a tendu une perche à travers le silence ensommeillé de leur équipée, elle tente de soutirer encore quelques réponses à ses compagnons :

— Est-ce qu’Eux savent déjà ce qui se passe ici, avec Santiago ? Si les portes sont censées filtrer les arrivées… est-ce qu’ils ont reçu un genre d’alerte quand il a forcé son passage ?

Elle a en tête les infernales fenêtres d’avertissement antivirus qui avaient l’habitude d’envahir son écran d’ordinateur aux pires moments.

— J’imagine que non, sinon ils seraient déjà intervenus pour s’assurer qu’il ne rameute pas ses co… o… opains, dit Charles en bâillant à s’en décrocher la mâchoire.

Célestine aimerait se contenter de cet argument logique, mais elle a peur que ça ne suffise pas : comment savoir exactement ce qui préside aux décisions de ces mystérieux individus ? Ne pourrait-il pas y avoir des dizaines d’autres raisons pour lesquelles ils n’ont pas encore puni Santiago ?

— Par contre, après que Santiago aura utilisé son équipement pour aider les autres à traverser, on peut espérer que la barrière apprendra à bloquer ses émissions, lance Amelia sans quitter la route des yeux. Ça n’avait pas été immédiat avec les appareils de télécommunications de Sanderson, loin de là, puisque l’U.S. Army a eu le temps de discuter avec lui et de s’organiser pour profiter des vortex suivants, mais au moins, ça laisse un espoir d’amélioration pour la suite.

— Sauf qu’on n’est pas sûrs que la barrière apprendra, cette fois, ou que les sandersoniens n’auront pas quatre solutions de secours pour maintenir les communications malgré tout, dit Charles. Notre Ivan national tenait peut-être une piste pour rentrer, mais il n’avait concrètement rien tenté. Ses descendants ont déjà prouvé qu’ils savaient contourner le filtre. Peut-être qu’ils sauront contourner le reste.

Célestine comprend à la mine sinistre d’Oqruchi qu’elle n’est pas la seule à trouver cette éventualité terrifiante. Comment réagiraient les Eux face à des ennemis aussi récalcitrants ? Peu probable qu’ils leur cèdent gentiment le contrôle de l’icosaèdre…

— Comment les Eux ont su qu’ils devaient agir avant que les soldats puissent repasser les portes, à l’époque de Sanderson ? demande Célestine. Quelqu’un les aurait prévenus ?

— Oui, avec le gros téléphone rouge qui sonne chez les Eux-en-chefs, raille Oqruchi, avachi sur la banquette arrière.

— Personne ne peut prévenir les Eux, ajoute Charles. Personne ne sait où ils se trouvent, ni même s’ils se trouvent réellement quelque part.

— La plupart du temps, tout ce qu’on entend, c’est des sifflements, complète Amelia. Pooja dit qu’elle les a aperçus le jour où elle a traversé : de la lumière, du vent et du bruit.

— Puis on les a vus en 1848, en sauvant Harry, dit Oqruchi. Enfin, on a seulement vu des silhouettes.

Célestine aurait préféré qu’ils ne lui racontent pas ça après avoir quitté le camp ; soudain, même les pistolets qu’Amelia a chargés dans la boîte à gants ne suffisent plus à la rasséréner.

Quelque chose lui échappe toujours, par ailleurs : comment les Eux ont-ils pu ignorer si longtemps que Sanderson communiquait avec l’extérieur et pourtant faire preuve d’une précision ahurissante en stoppant les soldats juste avant qu’ils ne commettent une erreur fatale ? Pourquoi ne pas les avoir éradiqués dès leur arrivée en masse, ou durant les trente-cinq ans qu’avait duré leur prolifération dans l’icosaèdre ?

Pourquoi semblent-ils ignorer des choses aussi cruciales que la présence de Santiago mais cerner des événements qui ne se sont pas encore produits ?

— Pooja a raison de s’inquiéter de leur réaction, continue Amelia en négociant un virage serré. Au fond, les intentions des sandersoniens et notre avis à leur sujet n’ont pas beaucoup d’importance : leur sécurité et la nôtre sont en jeu si on laisse Santiago aller au bout de sa mission contre la volonté des Eux. Et si Frankie leur désobéit aussi en forçant son retour et en poussant Levi à la suivre, qui sait quelles pourraient être les conséquences pour ceux qui restent ici ? Une nouvelle modification des portes ? Leur fermeture définitive, dans les deux sens ? Notre destruction à tous pour plus de prudence ?

— Espérons qu’on n’ait pas à le découvrir, dit Charles.

Et comme pour souligner l’urgence, Amelia accélère.

Ce matin, Célestine se tenait prête. Un appel sur le talkie-walkie quand Santiago a quitté leur bungalow, puis l’attente alors que Pooja se chargeait de l’espionnage aux abords du cimetière. Quand ils ont reçu confirmation que Frankie et lui repartaient pour une journée de chevauchée, les membres du commando ultra-secret n’ont pas perdu une seconde pour se mettre en route.

Maintenant que la jungle referme ses bras de lianes autour d’eux, Célestine n’est plus aussi convaincue par leur plan – en tout cas, par les moyens mis en œuvre pour l’exécuter.

L’arrivée des sandersoniens les met en danger, oui : pas seulement leur but encore obscur, mais leur simple traversée blasphématoire. Célestine ne présumerait pas mieux savoir que Pooja ou Amelia comment faire face au problème, mais l’idée de fouler le territoire de ces dieux en colère ne lui semble pas très judicieuse. Pourquoi ne pas confronter Frankie chez elle, dans le confort et la sécurité du camp ? Que trouveront-ils au bout de cette piste qui justifie une exposition prématurée à leur possible mort ?

— On est sûrs qu’elle l’emmène là-bas ? demande Oqruchi alors qu’Amelia lance la Jeep à l’assaut d’une pente.

Au sommet, tout se suspend. C’est la même sensation de chute infinie, le même fourmillement dans les entrailles alors que Célestine sent la banquette s’éloigner et son poids disparaître. Les arbres adoptent de nouveau une étrange inclinaison et, désormais, Célestine comprend à quoi elle est due : deux faces de l’icosaèdre se rejoignent ici, le long d’une arête ou la gravité s’estompe et où, sans élan, ils resteraient peut-être prisonniers comme des mouches sur du papier collant.

Amelia ne ralentit qu’une fois le col franchi et Charles se penche aussitôt par-dessus la portière pour observer le bas-côté de la voie tapissée d’aiguilles et de feuilles mortes.

— Traces de sabots. Fraîches.

Et Amelia reprend de la vitesse, contraignant Célestine à refermer la bouche pour ne pas gober un nuage de moustiques. Ses yeux restent grands ouverts sur le paysage, cependant : les pins et les hêtres ont remplacé les banians et les palétuviers, l’odeur de la résine a chassé celle des fleurs et la température a chuté de vingt degrés en même temps que la voiture. Célestine se contorsionne pour apercevoir la cime des palmiers derrière eux. Sur un versant la jungle, sur l’autre la forêt.

— Quelqu’un a déjà dessiné une carte de l’icosaèdre ? demande-t-elle à Oqruchi en s’emmitouflant dans son châle.

Il lui renvoie un regard tellement blasé qu’elle s’attend à ne recevoir aucune réponse. Celle qu’il lui fournit n’est pas beaucoup plus constructive que le silence :

— Quelqu’un a déjà essayé.

Célestine plisse les yeux, redoutant maintenant l’apparition d’un halo de lumière violette ou d’une silhouette embusquée, mais aucun Eux ne se manifeste et aucun sifflement ne trouble celui de l’air au parfum d’humus et de mûriers sauvages. Une heure plus tard, le véhicule s’arrête. Des ronces épaisses envahissent progressivement le chemin, droit devant, et si un sentier se dessine, la Jeep ne pourra pas s’y faufiler. Tout le monde en descend.

Célestine ne se détend qu’après trente minutes de randonnée, distraite par la chute d’une pomme de pin grosse comme un tonnelet ou par un essaim de papillons bleus. Si l’atmosphère reste trop fraîche à son goût de sudiste, elle apprécie le craquement des brindilles sous ses pas et le duo qu’un pic-vert et un pinson font résonner sous la canopée. Quand la lumière matinale commence à filtrer devant eux en rideaux de paillettes et de petits insectes virevoltants, Célestine n’a plus tant peur de la forêt que de ce qui se trouve au-delà.

— On y est presque, confirme Amelia.

Le sol s’élève lentement sous leurs pieds et les arbres se clairsèment jusqu’à dégager l’horizon au sommet de la colline, où les quatre marcheurs s’immobilisent.

En contrebas, au creux d’une plaine trop nette pour être naturelle, un cordon de bunkers et de paraboles entoure un champ de petites maisons dont le vert délavé se confond à celui des bosquets. Un immense mât blanc se dresse au centre du village ; à son sommet, un drapeau américain déchiré accompagne mollement les ruades du vent.

Amelia prend la tête le long de la piste écorchée que le passage répété des chevaux a tracée dans la pente. Bientôt, ils parviennent aux frontières du complexe : une série de pylônes plantés à intervalle régulier, d’abord, puis un écheveau de lignes barbelées chaussant un rempart autrement plus monumental que celui du camp. Là, une paire de grilles branlantes leur livrent passage vers la première couronne de blockhaus disgracieux qu’Amelia dépasse sans un regard.

— Ils sont sûrement au labo, dit-elle. C’est de l’autre côté.

Quelques carcasses de Jeep Willys et de camionnettes rouillées émergent maintenant des hautes herbes comme d’énormes champignons, et les bâtiments se multiplient : une halle ayant peut-être servi de mess, un édifice dont la façade arbore une croix médicale, puis des habitations, beaucoup d’habitations, agencées par grappe de cinq autour d’un arbre, d’une fontaine ou d’une table à pique-nique.

Le silence saute aux oreilles de Célestine. Elle ne saurait dire quand les petits animaux ont cessé de galoper, quand même la brise a interrompu ses bruissements de feuilles, mais son cœur tonne avec une force presque assourdissante et elle a terriblement conscience de la place qu’elle et ses camarades occupent dans l’espace.

— C’est joyeux, commente Oqruchi.

Mais il a réduit sa voix à un murmure et serré le poing sur la garde de son arme. Célestine ignore ce qui est le pire, dans ce tableau : l’uniformité du décor, l’aspect décrépi des bardages écaillés et des toits grêlés de mousse qui pleurent leurs tuiles dans les pelouses en friche ; ou les vestiges d’occupation, signes d’une vie brutalement fauchée : bicyclettes abandonnées le long des allées, barbecue de sortie et tuyaux d’arrosage déroulés.

— Que s’est-il passé, exactement ? murmure Célestine en tentant de détacher le regard d’un tricycle couché.

— Une lumière mauve a déferlé comme une vague le soir où Jamal et ses étudiants sont arrivés, répond Amelia à mi-mots. On a suivi Levi, après ça. Plus tard, il a accepté qu’on revienne ici pour… Pour être sûrs.

Charles a détourné les yeux.

— Il y avait encore de l’eau dans la baignoire de Fred, continue Amelia. Un steak racorni dans la poêle, chez George. Un vinyle qui chantait toujours Shambala dans le salon de Walter. On n’a retrouvé aucun cadavre.

Célestine se mure dans le trop lourd silence. Comment tourner la page, dans ce cas ? Comment ne pas continuer à espérer que leurs amis soient toujours vivants, quelque part ?

Au-delà des lotissements, au bout du parc où les toboggans se dressent comme des totems dans les broussailles, les bungalows verts cèdent la place à une plantation de bâtiments brutalistes. L’un cubique, l’autre hexagonal, l’autre encore déployé en étoile, ils ressemblent aux pièces d’un jeu de formes géant qu’un enfant aurait renversées sur le gazon. Le béton nu de leurs structures ne porte que de rares fissures et la moitié des panneaux de verre émaillé tient toujours en place, changeant les façades en immenses échiquiers.

Amelia les guide vers l’édifice central, devant lequel les chevaux de Frankie et Santiago broutent tranquillement. C’est la seule construction à compter deux étages, enchâssée dans un boqueteau de peupliers et de bouleaux qui filtrent et colorent la lumière déversée dans le hall. Là aussi, tout s’est figé, mais les signes sont moins flagrants : la vague a frappé en soirée, d’après Amelia, quand tous les employés avaient déjà regagné leur foyer.

Ils dépassent la banque d’accueil pour s’engager dans un long couloir. L’obscurité ici n’est dissipée que par le second jour traversant les bureaux puis leurs vitres intérieures et, de temps en temps, Célestine ralentit pour décrypter les écriteaux vissés aux portes. D’autres noms, d’autres camarades disparus. Combien savaient exactement à quoi travaillait Sanderson ? Combien de secrétaires et de concierges balayés sans distinction, seulement coupables d’avoir cru en cet endroit et en ses opportunités ?

Au bout du corridor, un battant coupe-feu laissé entrebâillé dessine une ligne de noirceur totale. Son pavé numérique servait sans doute à le déverrouiller avant que la panne générale le rende inutile et, aujourd’hui, il suffit d’une pression d’épaule de Charles pour pénétrer dans les entrailles secrètes du laboratoire.

Oqruchi et lui se munissent de leur lampe de poche tandis qu’Amelia en offre une à Célestine, qui s’empresse de promener le faisceau sur la pièce étroite. Droit devant, les grilles d’un monstrueux monte-charge projettent les ombres multiples de leurs croisillons dans le fond de la cage, qui semble plonger vers des ténèbres plus épaisses que la nuit. Amelia pousse une porte derrière laquelle un escalier raide s’enfonce vers le sous-sol.

Il y fait presque froid et l’humidité qui suinte des parois accentue l’odeur de pourriture condensée sous les poutres. Célestine réprime un frisson en se rapprochant d’Amelia, qui la jauge d’un regard prudent avant de reprendre sa progression.

Des open-spaces flanqués d’armoires métalliques, des rangs de paillasses, un vestiaire où les casiers entrouverts laissent deviner des blouses jaunies et des boîtes à déjeuner oubliées. Puis, finalement, ce qui doit être la salle principale, aussi haute et vaste qu’un hall de gare. Un sous-espace délimité par deux parois de plexiglas en occupe un angle et, préférant céder à la curiosité plutôt qu’à l’inquiétude, Célestine s’y aventure torche la première.

L’endroit évoque la cellule de crise d’un film d’espionnage des années 60 : monceaux de documents, instruments éparpillés et collection de tasses portant d’antiques auréoles de café. Célestine fait halte devant les plans épinglés aux murs : des rectangles de papier bleu où les dessins techniques d’une multitude de machines et d’édifices disparaissent désormais sous un quadrillage de plis et de taches de moisissure. Le plus grand tirage diazographique représente quatre lignes de cinq triangles équilatéraux, marqués de points, de traits et de croix, et il faut une longue minute à Célestine pour comprendre ce dont il s’agit.

Un patron de l’icosaèdre.

La vue éclatée rend la figure quasi illisible, mais à force d’incliner la tête et d’entraîner sa projection mentale, Célestine parvient à raccorder les arêtes et repérer les sommets, où une gommette et une étiquette fanées indiquent la présence d’une porte. Elle parvient même à en reconnaître quelques-unes : celles des pôles, chacune rapportée cinq fois aux pointes extrêmes, par lesquelles Harry puis Edward sont arrivés ; celle du triangle des Bermudes que Charles a empruntée, entourée d’innombrables pictogrammes d’avions et de bateaux échoués. Ailleurs, les liserés accidentés et les forêts de petits chapeaux marquent le tracé des côtes et les chaînes de montagnes.

— C’est celle de Sanderson, dit Amelia, toute proche de Célestine, qui réprime un sursaut en la découvrant là.

Était-ce à lui qu’Oqruchi faisait référence en évoquant les aspirants-cartographes de cette dimension ?

Un rouleau surmonte le plan à la manière d’un store et Célestine en manie les ficelles avec maintes précautions. Dans une cascade de mouches mortes, une feuille de calque se superpose alors aux contours de l’icosaèdre en ombrant les mers et les continents de nuages brouillons. De temps en temps, une flèche s’étire vers une porte et un petit panneau « attention ! » barre la courbe d’une trajectoire, signalant sans doute la présence d’un danger.

— Sanderson n’avait aucune envie de repartir, lâche Amelia, dont les yeux avides parcourent les schémas tactiques. Il avait fait la plus grande découverte de l’humanité tout entière. Il assistait ici à des centaines de phénomènes passionnants, et tout ça avec sa femme à ses côtés. C’est l’armée qui lui a demandé de trouver un moyen de retraverser.

— Ils voulaient rentrer chez eux ?

— Oh, non, dit Amelia avec un sourire douloureux. Ils voulaient prendre l’avantage. Quelle guerre pourraient-ils encore perdre s’ils apprenaient à passer dans un vortex et à ressortir par un autre ? Fuir, prendre les ennemis à revers, les piéger, tout ça serait d’une simplicité déconcertante pour qui maîtriserait l’accès à l’icosaèdre. En cas d’attaque, l’endroit offrirait aussi le refuge parfait.

Si l’idée des troupes américaines jouant à cache-cache avec leurs adversaires peut paraître comique, celle de l’hégémonie que cette botte secrète aurait assurée aux États-Unis l’est beaucoup moins.

— Est-ce que c’était pour ça, le village ? demande Célestine.

— Oui. D’abord, ils ont ramené les familles des soldats et des scientifiques, celles qui étaient prêtes à franchir le pas en tout cas, pour que l’isolement soit plus facile à supporter. Dès que la population a été assez nombreuse, ils ont commencé les mises en situation. Ils espéraient pouvoir sauver quelques centaines de milliers d’habitants de la sphère en utilisant la porte du triangle des Bermudes comme issue de secours. Ils espéraient aussi à terme pouvoir envoyer leurs bombes H par la porte du volcan d’Hawaï. Ils espéraient beaucoup de choses…

Célestine a cessé d’admirer les plans et, la bouche entrouverte, elle scrute le profil d’Amelia toujours levé vers les diagrammes de bataille.

— Je n’étais pas toujours d’accord avec eux, mais je dois admettre que souvent, je me contentais de réparer leurs avions pour le simple bonheur de les piloter.

— Tu as dû voir des choses magnifiques, de là-haut ! C’est comment, l’icosaèdre vu du ciel ?

Les yeux bleus d’Amelia tombent subitement sur Célestine, dont la poitrine se serre d’appréhension et se dilate aussitôt quand la belle aviatrice éclate d’un rire contagieux.

— Je t’avoue que j’ai collaboré avec des criminels de guerre en puissance et tu me parles de paysage ?

— Tout ça, c’est du passé, répond Célestine en englobant la pièce d’un vague signe de la main, en bénissant surtout son teint sombre qui ne rougissait pas.

— Oui… et pourtant, souvent, on dirait que c’était hier.

Célestine se souvient des explications de Danai au sujet du temps de l’icosaèdre : « On en perd la notion, ici. Et puis, les plantes poussent et les choses s’usent, mais nous, on ne vieillit pas. » N’était-ce pas le plus épuisant pour eux, finalement ? De se trouver suspendus entre un passé qui ne semble jamais s’éloigner et un futur qui leur échappe perpétuellement ?

« Nous », songe Célestine. « Nous, pas eux. »

Amelia lui adresse un autre sourire chaleureux qui rehausse ses pommettes et allume ses yeux d’eau, puis fait volte-face. Avant de la suivre, Célestine grimpe sur la chaise la plus solide et, avec maintes précautions, décroche les couches de cartes, les plie et les glisse dans son sac.

Mais l’exploration n’est pas terminée : ils doivent encore franchir deux sas qui n’inspirent aucune confiance à Célestine, puis traverser une salle de contrôle où la subite lumière des panneaux et des écrans leur fait plisser les yeux. Derrière les vitres blindées, en contrebas, un réseau de passerelles et d’escaliers se déploie à la manière d’un pas de tir autour de machines éléphantesques. Non loin, Santiago valse autour des imposants générateurs mobiles qui alimentent le monstre.

— Bien le bonjour !

Santiago exécute un bond digne d’un chat menacé par un concombre, ce qui semble satisfaire Charles au plus haut point. La main sur la poitrine, il les regarde descendre du belvédère avec des yeux arrondis de surprise et, clairement, d’une bonne dose de panique.

— On s’est dit qu’on allait venir voir à quoi ressemble ce fameux équipement, continue Charles. Tu n’y vois pas d’inconvénient ?

Pendant un moment, Santiago fixe la porte anti-souffle ouverte dans le mur latéral. Quand il répond enfin, c’est avec un sourire forcé :

— Aucun.

Oqruchi est déjà en train de tripoter tous les fils qui passent à sa portée.

— Bel engin, lance Charles, les poings sur les hanches et le visage dressé vers le mastodonte dont les voyants rouges clignotent comme des yeux mauvais. Ne me dis pas que tu as ramené tout ça du Kahana ?

Question inutile : même Célestine – dont les compétences mécaniques se limitent au changement d’une ampoule – distingue les modules récents du socle originel à leur état autant qu’à leur style. Pour en concevoir des extensions aussi parfaitement adaptées malgré plusieurs décennies de progrès techniques, les sandersoniens doivent savoir précisément ce que leur messie a laissé sur place.

— Comment ça fonctionne ? demande Célestine.

— Heu… – Santiago lance un nouveau coup d’œil à l’accès sécurisé – eh ben…

— Avec des mots très simples, insiste Amelia, une ombre de sourire sur les lèvres.

Santiago soupire, puis entame :

— Disons qu’une partie des appareils qu’on a embarqués, c’était un passe-partout : un moyen de franchir la porte – le vortex – même sans avoir la bonne clé – cette sélection… hm… divine ? Le truc bizarre qui fait que certains traversent et d’autre pas.

« L’autre partie des appareils, c’est comme… Comme deux aimants d’un côté et de l’autre d’une serrure magnétique. On en amène un dans l’icosaèdre, l’autre reste dans la sphère, et à la prochaine ouverture, on fait sauter le verrou pour que nos collègues nous rejoignent. Comme ça, même ceux pour qui le passe-partout risquerait ne pas fonctionner, eh ben, ils pourront traverser et… et…

« Et je crois que je me suis un peu perdu dans mon analogie, là.

— Si ces machines permettent de contourner le filtre de sélection, est-ce qu’on peut imaginer qu’elles permettront aussi de contourner celui qui brouille les communications de l’icosaèdre vers la sphère ? demande Amelia.

Célestine adopte un air détaché, entre l’indifférence totale d’Oqruchi et la curiosité amusée de Charles. Ils ont répété les opérations et choisi de récolter le maximum d’informations avant de décider d’un plan d’action.

— Je…, commence Santiago, qui semble de nouveau très alarmé.

— Qu’est-ce que vous foutez là ?

Ils pivotent à l’unisson. En haut de la rampe cloutée, un carnet dans une main et une rallonge enroulée sur l’épaule comme une fourragère de décoration militaire, Frankie les scrute tour à tour avec un mécontentement qui vire à la franche animosité en atteignant Célestine.

— On s’instruit, lance Charles. Salut à toi aussi.

— C’est Levi qui vous envoie ?

Serait-elle moins sur la défensive si c’était le cas ? Ou craindrait-elle qu’il les ait missionnés pour l’espionner ?

— On peut vous aider ? élude Amelia. Si tout le monde doit mettre la main à la pâte pour accueillir les prochains arrivés, je suis prête à donner un coup de tournevis par-ci par-là.

Frankie semble méditer. L’aide d’Amelia pourrait leur être précieuse, oui, mais si elle a la moindre raison de craindre qu’elle sabote leur travail…

— Ça devrait aller pour l’instant, répond-elle finalement. Je te ferai signe si j’ai besoin de toi. Maintenant, si vous voulez bien, heu… nous laisser, on a du boulot.

— Désolée mais… j’ai encore une question technique.

Les yeux gris de Frankie se réduisent à deux orbes d’orages tandis que Célestine reprend la contemplation de l’assemblage de câbles, de courroies et de processeurs qui chantonne dans une langue que lui seul peut comprendre.

— Si on voulait se servir de ces appareils pour retraverser vers la sphère, comment s’y prendrait-on ?

Santiago reste un moment foudroyé et, quand il reprend la parole, sa voix sonne si faux que c’en devient douloureux :

— Retraverser ? C’est pas du tout…

— Je m’adressais à Frankie.

Santiago braque le regard dans sa direction, mais Frankie garde les mâchoires scellées et le silence paraît vibrer. Est-ce un aveu ?

— C’est Levi qui t’a demandé de faire ça ? insiste Célestine.

Les mines offusquées d’Amelia, Charles et Oqruchi se tournent maintenant vers elle. Oui, elle sait : de leur point de vue, jamais Levi ne pourrait s’enfuir de son plein gré. Trop important pour la communauté, trop ancré à l’icosaèdre. Mais c’est lui que Célestine a vu en 1990, pas Frankie, et si c’est seulement en tentant de la retenir qu’il a accidentellement remonté le temps, elle veut l’entendre de la bouche de la coupable.

— De quoi tu parles ? lâche Santiago, dont les yeux font maintenant la navette entre Célestine et Frankie, à qui il lance : T’as… Tu voulais… Mais comment t’as su que…

Rien.

— C’était pour ça toutes ces magouilles ? Tu voulais pas seulement comprendre comment ça marchait, mais comment t’allais pouvoir t’en servir ?

— Donc on peut s’en servir ? intervient Amelia. Pour repartir vers la sphère ? Pour au moins établir une connexion ?

Santiago semble trop choqué pour répondre, ou peut-être essaye-t-il encore de préserver le secret qui s’effrite sous leurs yeux. Mazlin avait raison : les sandersoniens ont dû lui conseiller de taire cette partie pour ne pas attiser la méfiance des rescapés. Rien ne garantit que ces machines permettent en l’état d’ouvrir un passage vers la sphère, mais Sanderson avait presque réussi cet exploit en 72 et Frankie semble assez sûre de ses chances pour se tenter le coup.

Pourquoi n’a-t-elle rien dit à Santiago s’ils poursuivent le même objectif depuis le départ ? A-t-elle eu peur que le scientifique cafte au reste du camp ou qu’il révèle ses desseins par maladresse ? Attendait-elle la dernière minute pour avouer ?

Demeure une question plus prégnante, cela dit :

— Tu ferais vraiment ça, Frankie ? demande Célestine. Tu dois avoir conscience des risques que tu cours en traversant. Des risques auxquels tu nous exposes en les aidant pour profiter de l’ouverture.

Le mutisme de Frankie l’exaspère, maintenant. Elle s’est inquiétée de ses mystères, de l’incompréhensible prophétie de l’homme-lézard, de la punition des Eux, mais de toute évidence, Frankie ne se soucie de rien. Pas plus qu’elle n’apprécie sa chance.

— Je ne comprends pas, insiste Célestine, qui déteste l’amertume de sa voix, mais qui ne peut rien faire pour l’atténuer. Tu es chez toi, ici. Ils t’ont choisie.

L’espace d’un instant, les lèvres de Frankie frémissent, et Célestine se demande si elle va éclater de rire ou de rage. Mais le silence vibre toujours et ce n’est plus une impression : les ombres dans les recoins de salle palpitent, bouillent, crépitent de couleurs saturées.

Célestine lève les yeux. Une légère lueur mauve sourd à travers les vitres du mirador, revenue de la surface ou d’ailleurs. Une seconde plus tard, le halo s’est changé en brasier et Célestine a juste le temps d’enfouir le visage au creux de son bras avant que la lumière violette les emporte.

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