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Par Dan

5

 

27 janvier 2020

 

Les branches lui fouettent les bras et l’air moite siffle à ses oreilles, mais Frankie ne ralentit pas, accompagnant la course du cheval en roulant du bassin, noyant tout sous le martèlement des sabots. En presque deux semaines, ces excursions ont perdu le goût de l’aventure et pris celui de l’habitude, mais une chose ne change jamais : le sentiment de liberté.

— On pourrait faire une pause ?

Elle se retourne. Malheureusement, depuis cinq jours, Frankie doit partager ses escapades, et son nouvel acolyte s’est avéré tout aussi incapable d’en apprécier la poésie que de tenir en selle.

— Pas le temps de s’arrêter ramasser des cailloux, réplique-t-elle.

Le discours du grand manitou devant le village réuni aura-t-il suffi à ménager les suspicions de leurs amis ? Lui feront-ils suffisamment confiance pour le laisser gérer l’arrivée des sandersoniens et ouvrir la voie à leurs propres projets ?

Elle talonne sa monture. Droit vers l’est. Encore une fois. Autant de fois qu’il le faudra, pour un jour s’enfuir enfin.

 

 

Ils ont payé deux chambres en liquide, chacun sous un faux nom, à six rues d’écart. Entre les rideaux en accordéon digne des plus antiques TER, Paris se limite à un patchwork de façades et de ciel aux gris uniformes. Ville des lumières, de l’amour et du romantisme où Frankie avait seulement fait escale jusqu’à ce que sa nouvelle vie de cavale l’y ramène de force.

En attendant d’établir un plan solide pour la suite des opérations, elle a jugé plus commode et plus sûr de rejoindre la capitale : beaucoup de monde, de mouvement ; un accès direct aux gares et aux aéroports, surtout. Elle ne se fait plus d’illusions : elle va devoir quitter le pays, et rapidement.

Assise en slip et brassière à même le sol, son ordinateur ouvert sur le lit, Frankie code, déroute et crypte tout ce qu’elle peut. Elle avait envisagé de jeter son PC dans le Drac avant de rejoindre la banlieue puis la campagne aux frais de Levi, mais c’est son seul outil et son dernier lien avec Camille, Kas et les sandersoniens.

Une sonnerie. Les doigts suspendus au-dessus du clavier, Frankie observe le téléphone à clapet qui repose sur la couverture défraîchie. Un vrombissement. Un message.

 

La Bossue, midi.

 

Frankie le supprime, brise l’appareil en deux, l’éventre et détruit la carte SIM avant de dégainer un second portable prépayé qu’elle dépose à la place du premier. Silence.

Elle s’en retourne à ses pare-feux et à ses VPN. C’est peut-être excessif sachant qu’elle est seulement suspectée d’avoir fureté dans les données privées de l’OZ – et d’avoir fait perdre un temps précieux à la police avec ses conspirations abracadabrantes ; mais à la lumière des derniers événements, Frankie en est venue à la conclusion qu’on n’est jamais trop prudent.

Deux cafés instantanés plus tard, elle referme la machine, s’empare de ses vêtements puants et passe à la salle de bain où l’attend une autre procédure de dissimulation : debout devant le miroir écaillé, elle tient les ciseaux près de sa tempe comme un pistolet.

Les premiers paquets de mèches noires tombent dans le lavabo dans le crissement régulier des lames qui luttent contre l’épaisseur de sa chevelure. Quand Frankie parvient enfin à débroussailler le gros de sa crinière, on croirait qu’un blaireau a fait son nid sous le robinet.

Sa tâche terminée, elle observe son visage couronné d’épis, pâle, cerné, qui lui paraît soudain grotesquement large et disgracieux. De petits brins coupés tracent encore des virgules sombres sur le relief de sa clavicule, la pente de son épaule et le léger creux à la naissance de ses seins. Son corps entier la démange. Son corps entier lui fait mal.

Sous le jet défaillant et la vapeur de la cabine de douche, même Frankie ne se voit pas pleurer.

 

 

Elle marche vite, inspirant à pleins poumons un air chargé de gaz d’échappement et de promesse de neige – dérisoire à côté de la tempête qui paralyse les Alpes et qui, Frankie l’espère, paralysera aussi la police. Elle marche vite, car elle doit arriver la première, repérer les lieux et assurer ses arrières en prenant de vitesse les étudiants et les travailleurs en pause. Heureusement, quand Frankie parvient à destination, le salon de thé est presque désert.

Elle se dévisse le cou pour observer la salle à travers les vitres encore décorées de faux givre et de pères Noël en papier. Étroite, encombrée, à peine mieux qu’un couloir ; ce serait trop risqué. Frankie jette alors son dévolu sur la minuscule terrasse couverte où les lampes infrarouges et les plaids en libre-service parviennent à tiédir l’atmosphère. Des deux tables disponibles, elle choisit celle dans la ligne de mire de la caissière.

Quelque chose continue à la tracasser, cependant : elle n’a toujours pas peur. Pas de lui, en tout cas.

Ses mains sont plus moites qu’un kebab et son cœur charrie un mélange brûlant dans ses veines, mi-café, mi-sang, mais son appréhension ressemble trop à de l’impatience et la contraction de sa poitrine l’inquiète un peu ; quand elle voit une silhouette mince fendre la foule sortie pour déjeuner, elle se surprend même à tenter de recoiffer son désastre capillaire dans le reflet de la vitrine.

— J’ai cru que tu ne viendrais pas.

Elle s’est souvenue trop tard qu’elle ne voulait surtout pas se lever pour l’accueillir, alors elle reste là, le cul à mi-hauteur, l’air de se préparer au cent mètres haies ou de souffrir d’une sciatique foudroyante.

— Je peux m’asseoir ?

Frankie acquiesce en retombant sur sa chaise. Quand Levi s’installe en face, elle regrette de ne pas avoir opté pour une place à l’intérieur : leurs genoux s’effleurent et Frankie est obligée de s’écarter pour maintenir une distance respectable.

— Tiens.

Il fait glisser un sac dans sa direction. Frankie y farfouille un moment : produits d’hygiène, habits à sa taille et à son goût, sachets de fruits secs. Elle a fourni le prénom et la description de Levi à l’inspectrice Moreau, lors de leur premier échange, mais contrairement à Frankie, son état civil et ses coordonnées bancaires ne figurent pas dans les dossiers de l’OZ. Lui seul peut leur procurer le matériel dont elle a besoin – et les billets qui lui permettront de passer la frontière.

— Merci, dit-elle en réprimant un coup d’œil par-dessus son épaule.

Elle a perpétuellement l’impression de sentir un regard sur sa nuque ; celui d’un policier embusqué ou du viseur d’un fusil d’assaut. Levi, lui, se tient droit, la tête haute, et il ne sourcille même pas en notant la nouvelle coupe de cheveux que Frankie révèle en troquant son bonnet et son manteau contre ceux qu’il lui a achetés. S’il a retiré son écharpe, ses mains jointes portent toujours leurs gants de laine pelucheuse.

— Alors, que suggères-tu que nous…

— Vous travaillez pour les sandersoniens ? lâche Frankie.

Elle ne peut rien lui dire ni lui demander tant qu’il ne lui avouera pas la vérité.

Mais Levi se contente de soutenir son regard inquisiteur. Quelques flocons finissent de fondre dans ses cheveux châtains mal peignés et la rougeur de ses joues donne à ses pommettes un tranchant de lame de boucher. Frankie essaye d’évaluer son âge et n’y parvient pas : rien ne se ramollit ni ne s’affaisse sur son étroit visage de serpent, mais des rides marquent la commissure de lèvres et le coin d’yeux qu’elle n’a jamais vus sourire.

— Répondez-moi, insiste Frankie. Vous avez épluché tout mon parcours et mes travaux. Vous savez des choses à mon sujet que je me souviens pas avoir racontées à qui que ce soit. Vous m’avez traquée pendant presque dix ans et je suis à peu près certaine que vous me filiez encore le train avant-hier, quand les flics ont débarqué. D’un côté, je préférerais croire que vous êtes juste un admirateur taré, mais je bosse à l’OZ, je connais les sandersoniens, je commence juste à m’intéresser au Collectif, et vous entrez chez moi par effraction pour fouiller mes affaires et espionner mon enquête.

— Je…

— C’est quoi, le but de la manœuvre ? Pourquoi essayer de me faire gober cette histoire de vortex et d’icosaèdre ? Pour me discréditer ? Ou pour me recruter ?

Il lui a pondu un laïus digne des plus fervents Témoins de Jéhovah avec un sérieux que Frankie a du mal à croire fabriqué, même si l’idée d’un chasseur de têtes sandersonien prêt à sacrifier une décennie de sa vie pour l’attirer dans leurs rangs ne lui paraît pas beaucoup plus crédible que l’idée d’un chasseur de primes spécialisé en apprentis-agents insignifiants.

— Je…, commence Levi.

— Vous voulez quelque chose ?

Ils orientent le regard vers le serveur, qui les observe fixement. Frankie ne peut pas s’empêcher de penser « taupe ? », « mouchard ? », mais Levi commande déjà un café comme s’il vivait là un instant des plus ravissants et elle doit se retenir de réclamer de la mort aux rats. Elle se rabat finalement sur une menthe à l’eau.

— Drôle de choix, constate Levi.

Quand les consommations arrivent, Frankie se force à boire une grande lampée de sirop sans grimacer. Drôle de choix, oui : elle a horreur de ça et, par une inexplicable sorcellerie, Levi semble le savoir. Comme il a su qu’elle raffolait des cacahuètes.

— Vous m’avez pas répondu, presse-t-elle. Le Collectif…

— Je ne travaille pas pour les sandersoniens, non. Je n’arrive pas à croire que tu me poses la question…

— Ah oui, j’oubliais, parce qu’on a volé leurs machines pour s’enfuir ensemble d’une dimension parallèle ?

— Profité de leurs machines, corrige-t-il.

Son hermétisme au sarcasme est proprement insupportable, mais Frankie n’a pas le temps de répliquer :

— Si je travaillais pour les sandersoniens, je t’aurais vendue à la police, à Grenoble, pas fui avec toi.

— Pourquoi ?

— Tu as commis un meurtre ou un kidnapping qui m’aurait échappé ?

Frankie ne comprend pas tout de suite où il veut en venir, puis une idée sordide s’insinue dans ses pensées déjà pesantes : l’inspectrice Moreau possède un mandat d’arrêt à son nom, et on n’appréhende pas quelqu’un avec un commando du GIGN pour avoir fouillé dans les affaires de ses patrons. Frankie a bien signé un accord de discrétion en entrant à l’OZ, mais il ne s’agissait pas de secret-défense, seulement de mesures à peine plus coercitives que celles d’une entreprise lambda. Elle n’a même pas eu le temps de diffuser ces renseignements à qui que ce soit, alors sur quel motif lui a-t-on lâché cet escadron de flics aux trousses ?

La seule explication plausible – et encore, c’est un bien grand mot – serait que l’OZ n’a rien à voir avec ces représailles musclées.

— Vous êtes en train de dire que les sandersoniens m’auraient vue farfouiller dans les dossiers que l’OZ a montés à leur sujet ? murmure Frankie. Qu’ils m’auraient balancée à la police pour qu’elle s’occupe de me mettre hors-jeu à leur place ?

— Des choses plus étranges se sont déjà produites.

D’ordinaire, son premier réflexe serait de lui rire au nez, d’invoquer les illuminatis et de changer de sujet avant de devenir insultante ; mais Frankie n’arrive pas à trouver l’idée absolument absurde, et ça la terrifie.

Les pièces du puzzle continuent à s’agencer avec une facilité troublante et l’image qui se forme n’a rien d’engageant. Frankie craignait d’être la prochaine sur la liste des fouineurs dont les sandersoniens voudraient se débarrasser, et si elle a imaginé voir surgir une camionnette aux vitres teintées ou une paire de ninjas cagoulés, elle n’a jamais envisagé qu’ils puissent prendre ces voies détournées. C’est logique, pourtant : après Camille, organiser un nouvel enlèvement titillerait forcément l’attention indésirable des autorités.

En rendant Frankie coupable ou complice de son kidnapping, en revanche, les sandersoniens font d’une pierre deux coups.

— Pourquoi ils laisseraient l’OZ compiler toutes ces infos sur le Collectif s’ils y ont accès ? Pourquoi ne pas leur injecter un virus pour tout effacer, ou leur envoyer directement la police ? Ça serait plus facile que d’orchestrer des disparitions et de truquer des arrestations pour éjecter deux pauvres stagiaires.

Et les sandersoniens ne se contenteraient sûrement pas d’usurper l’identité de Kas ou de le menacer pour qu’il conseille à ses employeurs de lâcher l’affaire : ils sont trop intelligents pour croire que ça suffirait à les dissuader, et surtout trop précautionneux pour laisser traîner des miettes aussi compromettantes dans leurs archives.

— Vous qui les avez soi-disant côtoyés dans votre icosaèdre, là, vous trouvez pas ça bizarre ?

— Si, dit Levi. C’est curieux.

Doux euphémisme.

— Mais je ne doute pas une seule seconde que c’est réfléchi de leur part, termine Levi.

Le pire, c’est qu’elle n’en doute pas non plus. Les sandersoniens cherchent les vile vortices, armés de leurs succursales scientifiques, de leurs ressources financières quasi illimitées, de leurs humains sacrifiables et de leurs machines perfectionnées embarqués dans des expéditions aussi risquées que celle du Kahana. Peut-être même qu’ils cherchent des portes vers cette dimension parallèle délirante dont parle Levi. Une chose est sûre : ils sont prêts à tout pour que jamais personne n’en apprenne rien.

Frankie se déteste d’y voir un signe, mais une logique tordue a déjà modelé ses déductions et elle ne peut plus s’en détacher : on ne se protège pas si ardemment quand on n’a rien à cacher.

— Ils peuvent pas continuer à magouiller en toute impunité, lâche-t-elle en s’efforçant de refouler l’idée que le Collectif ait bel et bien fait une découverte renversante – l’existence d’un monde à vingt faces, par exemple. Camille… Et Kas… Il faut que je les retrouve. Que je trouve les sandersoniens.

— Je sais, murmure Levi.

— Je peux compter sur vous ?

Après tout, aux yeux de la police et du reste du monde, il est désormais son complice. Frankie n’est pas sûre d’apprécier le réconfort que cette idée lui inspire.

— Tu devrais savoir que tu peux toujours…

Un vrombissement interrompt Levi. Anxieuse, Frankie fixe le portable à clapet posé sur la table, mais quand le bourdonnement se répète, c’est des tréfonds de son sac qu’il lui revient. Frankie en extirpe son téléphone – déconnecté du réseau, lui aussi, et activé seulement dans l’espoir de recevoir un message de Kas ou de Camille. Son estomac déjà noué exécute un triple axel lorsqu’elle lit le nom sur l’écran, où elle glisse un index fébrile pour accepter l’appel.

— Papa ?

— Ah, Frankie !

Elle n’aurait pas dû décrocher. Les flics ont dû lui rapporter le kidnapping, les pauvres tentatives pour incriminer un complot international à sa place, puis la fuite aussi éloquente qu’une confession. Ils vont tenter de tracer la communication. Dans un autre combiné, l’inspectrice Moreau assure à son père que piéger et vendre sa fille est la juste chose à faire.

— Y a des types louches qui te cherchent, dit-il.

Mais il n’y a pas de reproche, dans sa voix, juste de l’inquiétude, et Frankie ne comprend pas.

— Qui me cherchent où ?

— Ici, à Ennis. Je leur ai dit que ça faisait un bail que t’habitais plus là, mais ils sont encore dans le salon et…

Frankie ne l’entend plus, assourdie par les martèlements de son cœur. Levi a allongé une main qui reste suspendue et ouvert des lèvres qui articulent un « Que se passe-t-il ? » auquel elle ne peut pas répondre. Elle les imagine, deux ou trois hommes aux mines menaçantes, installés dans le canapé où Frankie avait l’habitude de s’affaler pour regarder la télé en rentrant du collège, sirotant une tasse de thé que son père trop poli aura fait infuser à la perfection.

Elle ne le supporte pas. Elle ne peut pas le supporter. Et elle sait pertinemment que le simple fait de concevoir ce genre d’énormités accentue la pente fatale qu’elle dévale depuis quelque temps, mais c’est plus fort qu’elle. Son esprit abruti par la fatigue et la frayeur ne mouline plus qu’une seule pensée : les sandersoniens tiennent son père.

Et si c’était elle, le problème ? Kas n’a pas évoqué Camille quand il a chaudement suggéré à sa stagiaire de s’occuper de ses fesses. Est-ce qu’ils ont tenté de faire pression sur Frankie en kidnappant son camarade ? En menaçant maintenant son père ? Parce que c’est elle, seulement elle, qui s’entête à vouloir percer leurs secrets ?

— Papa, écoute-moi, dit-elle d’une voix dont elle ne peut ni ne veut maîtriser les tremblements.

S’il entend sa détresse, il la prendra au sérieux.

— Dis-leur que je suis à Grenoble, puis prétexte un truc, n’importe quoi. Fous-les dehors et barre-toi.

— Frankie…

— Papa ! Fais ce que je te dis ! Tu fous le camp quelque part où ils pourront pas te trouver ! Pas chez Granny, ni chez tes copains du pub, t’as compris ?

— Tu me fais peur, Frankie…

— Essaye plus de me joindre à ce numéro. C’est moi qui t’appellerai. Demain.

— Frankie…

Elle raccroche, éteint le téléphone. Son demi-verre de menthe à l’eau roule dans son ventre barbouillé comme une mer en furie. Levi soutient sans ciller son regard halluciné et, finalement, ses doigts gantés se referment sur ceux de Frankie.

— Dis-moi ce qu’on doit faire, murmure-t-il. Dis-moi où on doit aller et je te suivrai.

Elle veut rentrer en Irlande, elle veut se rendre à la police, elle veut tout arrêter avant que les sandersoniens perdent patience. Son père lui manque aussi douloureusement que l’oxygène manque à un noyé et son ancien mal du pays lui fend la tête comme une rage de dents. Ce serait si simple, si confortable de renoncer.

« Mais tu as un rôle à jouer », a dit Levi. Cette fausse prophétie n’est plus aussi rassurante, aujourd’hui, pourtant elle recèle toujours un fond de vérité. Alors elle serre sa main, serre à s’en faire blanchir les jointures, serre comme si elle ne comptait plus jamais lâcher.

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