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Par -LF

Les routes vers le Nord étaient généralement les plus dures à prendre, comme des rivières à contre-courant. Kassandr chevauchait un étalon rouge, à la limite du marron, d’une musculature et d’une endurance très impressionnante, et qui galopait plus rapidement que les autres. Aussi était-il en tête de file. Derrière lui, Arian se tenait tant bien que mal sur une jument blanche plutôt farouche et qui suivait docilement le mâle devant lui. La crinière de cette dernière était souple, et venait régulièrement caresser les jambes de sa cavalière. Derrière elle, et sur un mâle de couleur noire, Kanku se laissait souvent distraire par les paysages autour d’eux. Sa monture était calme et lymphatique, et ne s’arrêtait pratiquement jamais pour boire, mais réclamait souvent un fruit ou un peu de foin à chaque pause. Finalement, et fermant la marche, Xiom montait un étalon gris pâle docile et très agile, à la crinière blanche qui n’émettait ni complainte, ni frustration. Des quatre cavaliers, Xiom était certainement le moins habitué à chevaucher des créatures aussi grandes pour sa petite taille, mais semblait être le plus à l’aise sur sa monture, car ses mouvements de hanches étaient toujours parfaitement coordonnés aux pas de son animal.

Le Diocèse de Clitham était avant tout des terres agricoles, et les routes qu’ils empruntaient étaient au cœur des champs jaunes et verts qui s’étendaient à perte de vue. Des paysans qui travaillaient la terre, protégés du soleil par de grands chapeaux, rompaient la régularité et l’unicité de la couleur du paysage, sans pour autant la gâcher ; Ils faisaient partie du décor à leur tour, et à leurs dépens. Kanku, qui n’avait jamais été témoin d’un tel spectacle, était distraite à chaque apparition d’un panorama nouveau, obnubilée par ces nouvelles couleurs. Derrière elle, Xiom se plaignait de sa lenteur, bien plus nerveux que sa monture.

Le soleil avait entamé son déclin, amorçant gentiment sa descente et tachant de rose et de rouge le ciel bleu, ecchymosé. Le petit groupe aperçut au loin l’entrée d’un village, bien plus petit que Gamont où ils s’étaient rencontrés la veille, et décidèrent d’y faire halte. Arian, qui n’avait pas mangé de la journée, entendit son ventre rugir de faim. L’entrée du village était une simple arche en bois pourri, sur laquelle était accroché son nom : Minos. Les quatre chevaux pénétrèrent l’enceinte, et un jeune écuyer se présenta aux cavaliers pour s’occuper de leur monture. Kassandr le remercia poliment et lui demanda si le village comptait une auberge, une taverne et un point d’eau assez grand pour s’y baigner. L’écuyer indiqua du doigt chaque bâtiment, et précisa que l’auberge avait une baignoire qu’il pouvait utiliser. Kanku observait avec curiosité la peau de Kassandr, qui s’était asséchée et légèrement craquelée. Elle avait lu dans les ouvrages que les Atlantes ne pouvaient survivre plus de vingt-quatre heures sans s’immerger dans l’eau, et commençait à croire que l’information était fiable.

Le groupe entra dans l’auberge, et prit deux chambres, pour économiser l’or : Kanku et Arian dans une, Xiom et Kassandr dans l’autre. L’Elfe posa ses effets personnels sous le lit, et jeta un sort à sa besace pour que personne ne puisse la remarquer. Il ne l’avait pas fait devenir invisible, non, car il n’était pas un mage. Il avait seulement fait en sorte que personne ne puisse poser ses yeux dessus assez longtemps pour remarquer sa présence.

Arian passa la tête entre la porte et son chambranle :

— Eh, Xiom ! l’appela-t-elle de sa grosse voix.

Il vit volte-face et haussa les sourcils, lui donnant son attention.

— Tu n’as pas eu le temps de me dire sous quel nom je te connaissais à Vérasphère, on a été coupés hier.

Sobre, Xiom eut l’air embarrassé d’avoir été si expansif sous l’effet du flash, mais grommela :

— Lyn. Je m’appelais Lyn.

— Bien essayé, déclara Arian en croisant les bras et prenant appui contre l’encadrement de la porte. Mais je connaissais bien Lyn, et tu n’as rien à voir avec elle.

Kassandr, qui remplissait la baignoire d’eau, leva les yeux au ciel et ôta son haut sans la moindre gêne, dévoilant à Arian qui lui jetait de petits regards intrigués, une rangée régulière d’écailles irisées et luminescentes le long de sa colonne vertébrale, continuité de celles qui parsemaient sa nuque. Il entra calmement dans l’eau dans un bruit blanc et se laissa tomber au fond de la baignoire, la tête immergée pour ne plus avoir à entendre les discussions des deux autres.

— Et pourtant, ricana amèrement l’Elfe, c’était moi. Je sais que ta mère est une Elfe, mais que ton père est un Humain. Je sais aussi que lorsqu’on était petits, tu venais me voir pour que je te fasse des couronnes de fleurs, et que tu me demandais spécifiquement des glaïeuls, alors qu’on en avait déjà au village et qu’il te suffisait de les cueillir. Mais tu ne voulais pas parce que-…

— … parce que c’était magique, le coupa-t-elle. Mais qu’est-ce que t’es devenue, Lyn ?

— Les gens changent, répondit-il. Et je ne réponds plus à ce prénom.

— Oh pitié ! se plaignit Kassandr en sortant sa tête de l’eau. Allez avoir cette discussion émouvante ailleurs, y a des poissons qui essayent de s’hydrater ici.

Xiom esquissa un sourire, et quitta la chambre. Arian, qui se retourna sur son passage, ouvrant des yeux surpris.

— Eh mais tu vas où comme ça ? demanda-t-elle en lui emboîtant le pas. Je pensais qu’on resterait tous ensemble ce soir, histoire de discuter un peu, on a passé la journée en silence ! Mon cheval était plus bavard que Kanku !

— Je vais chercher un ou deux ou cinq verres de flash et une compagne pour la nuit. Si on veut que la mission se passe bien, autant qu’on ne sache rien de personne. Et tu en sais déjà trop. Donc non, je ne compte pas rester ce soir.

Arian leva les yeux au ciel et soupira, le laissant quitter l’auberge à pas souples. Elle croisa les bras et secoua la tête, surprise par tant de véhémence, et tourna les talons pour retourner à sa chambre. L’auberge comprenait deux étages de plusieurs chambres dont les portes étaient laquées, en bois de hêtre, et marquées de numéros. Le sol était entièrement parqueté et parfois recouvert de tapis pour étouffer les bruits de pas. Arian monta les escaliers en prenant garde à ne pas les faire grincer, et entra dans sa chambre.

Kanku s’y trouvait déjà, et disposait d’étranges objets près de la fenêtre : un sac en tissu, et un gros caillou très lisse.

— Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle en s’approchant avec curiosité des petites babioles. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Je nous protège, répondit calmement Kanku en apposant le bout de son sceptre sur les deux objets. Ca empêche des intrus de rentrer.

Arian observa la porte, et la vit couverte d’un étrange sigle de poudre bleue, et se retourna vers Kanku, dont le bout des doigts était encore couvert de ladite substance.

— J’espère que ça part facilement, grogna-t-elle, sinon on va devoir payer pour remplacer la porte.

Kanku hocha la tête.

— J’ai demandé à l’aubergiste de nous appeler lorsque le dîner sera servi, reprit Arian. J’espère que tu as faim, parce que j’avais pas prévu que Xiom ne resterait pas.

L’Orc eut un air attristé et hocha une nouvelle fois la tête. Elles restèrent un instant silencieuses tandis que Kanku organisait ses affaires près de son lit.

— Je vais aller prévenir Kassandr, annonça Arian.

Elle bondit sur ses pieds, impossible à garder en place plus de cinq minutes, et passa dans la chambre voisine, où Kassandr était toujours dans la baignoire, la tête immergée. Ses cheveux détachés flottaient à la surface, et sa peau brillait légèrement, comme couverte de paillettes. Arian s’approcha de la baignoire pour le scruter de plus près.

Elle poussa un cri : Kassandr émergea d’un coup, et secoua la tête, envoyant à côté un grand jet d’eau qui l’aspergea. Elle fit un bond en arrière, sa chemise trempée, et grogna.

— Méfie-toi de l’eau qui dort, ricana-t-il en prenant appui sur les rebords de la baignoire pour se redresser.

— Tu ne dormais pas, bougonna Arian. Je suis venue te dire que le dîner va nous être servi bientôt, en bas.

Kassandr porta ses doigts à ses branchies et se les gratta. Arian eut une subtile grimace de dégoût.

— Je ne peux pas quitter ma baignoire avant plusieurs heures, avoua-t-il. Vous mangerez sans moi.

La voleuse fronça les sourcils, mécontente et contrariée, et bien décidée à ne pas en perdre un autre pour le dîner. Elle joua avec ses bagues, et son visage s’illumina : elle eût une idée.

 

*

 

— Alors, t’en penses quoi ? demanda Arian, la bouche pleine.

Kanku ne répondit rien, perdue dans une félicité gustative qui faisait briller ses yeux.

— De ce que j’ai compris, reprit-elle en se tournant vers Kassandr, c’est qu’à Boverland, manger de la viande c’est rare. Ils sont plus poissons et fruits de mer.

— Comment t’en sais autant sur les Îles, toi ? demanda l’Atlante en posant son assiette près de lui.

Une planche en bois était disposée sur les rebords de la baignoire et faisait office de table pour l’Atlante qui dégustait sa volaille à belles dents.

— J’ai toujours voulu aller là-bas ! s’exclama-t-elle. Kanku, tu voudrais pas me ramener avec toi quand on aura fini la mission ? Me présenter d’où tu viens, où tu as grandi…

— Je ne suis pas sûre que ce soit une excellente idée, confessa-t-elle les yeux rivés sur son poulet. Ma tribu n’est pas très en confiance en présence d’étrangers, notamment à cause de l’Epuration. Et tu finirais par voler quelque chose et te faire tuer.

Arian s’étouffa dans son chou et se mit à rire. Kassandr esquissa un sourire en coin et se laissa retomber au fond de la baignoire, en prenant soin de laisser dépasser sa tête pour suivre la conversation.

— Pourquoi ? insista-t-elle. Y a beaucoup d’objets de valeur ?

— Rien de conventionnellement cher, à part les objets magiques. Mais ce sont généralement eux qui te volent, pas l’inverse.

La voleuse frissonna. Elle reposa son assiette et s’étira.

— Si les Îles t’intéressent tant que ça je pourrai t’apprendre des choses, mais je ne sais pas si je pourrai t’y amener, expliqua l’Orc. Après ce qui est arrivé aux Elfes, l’archipel est fermé aux étrangers.

Arian baissa les yeux vers ses chaussures et joua avec ses bagues.

— Oui, concéda-t-elle. L’Epuration nous a tous affectés. Xiom peut-être plus que moi. On a grandi dans le même village, c’était assez petit alors on ne pouvait que se croiser. Il était très blond quand il était enfant, et ses cheveux tombaient très bas. Il étudiait la magie pour devenir mage, comme ses parents. Mais lorsque les soldats sont arrivés pour nous massacrer, on a été séparés : comme je n’étais qu’à moitié Elfe, on m’a emmenée pour recevoir une éducation entièrement humaine, dans l’espoir de faire partir mes gènes magiques. Quant à Xiom…

— Les Atlantes ont participé à l’Epuration, murmura Kassandr sur le rebord de la baignoire. Malgré eux peut-être, mais ils l’ont fait. J’étais soldat sur les dernières vagues, et j’ai fini par déserter. Maintenant je suis banni de l’Empire mais au moins j’ai arrêté de participer aux massacres.

— Tu peux sortir de l’eau ? demanda soudainement Arian.

— Oui, je pense que c’est bon. Pourquoi ?

— Il n’y a pas de raison que Xiom fasse bande à part ! s’exclama-t-elle. On va le trouver et on va aller se murger avec lui.

— Y aura du flash ? intervint timidement Kanku en jouant avec ses doigts.

— Evidemment qu’il y en aura. Allez, on se bouge.

La taverne de Minos était beaucoup plus petite, mais avait le mérite d’être éclairée et animée d’un piano automatique qui jouait un air entraînant. Kassandr ouvrit la porte et balaya du regard l’intérieur de la pièce. Les clients étaient nombreux et la plupart venaient sans doute des villages voisins. Près de la table de jeu, où plusieurs parieurs s’adonnaient à la Main de Midas, il aperçut Xiom. Il n’était pas en train de jouer aux cartes, mais plutôt en train d’embrasser une jeune femme qui, à en juger par la tenue, était la serveuse de la taverne. Et le tavernier, derrière le comptoir, regardait d’un mauvais œil cet Elfe qui faisait obstacle au service.

— Du flash et de la bière ! ordonna Kassandr avec un petit geste de la main au tavernier.

Alerté par sa voix, Xiom se détourna de son activité et s’exclama :

— Ah, Kass’ ! C’est toi ! Oh et t’es pas venu tout seul ! Venez, venez !

Il se tourna vers la serveuse et lui caressa la lèvre inférieure avec son pouce :

— Dis, tu pourrais pas être un ange et nous apporter ce que mon ami le poisson là-bas a demandé à ton patron ?

— Seulement parce que c’est toi, murmura-t-elle en s’éloignant.

Il prit place à une table et invita ses compagnons à s’asseoir avec lui. Kanku attendait avec impatience le flash et agitait ses mains avec excitation. Xiom avait le regard vitreux et un sourire fripon aux lèvres.

— T’en es à combien de flash ? demanda Arian.

— Oh, j’ai arrêté de compter ! s’exclama-t-il en faisant rouler ses épaules sous sa tunique.

— Deux, répondit la serveuse en apportant leurs boissons. Je n’ai jamais vu un Elfe tenir aussi mal l’alcool.

— Bon, on le fait ou pas ? l’interrogea-t-il avec un regard lascif et en se levant pour s’approcher d’elle.

Elle se mordit la lèvre et se tourna vers le tavernier en se laissant attraper par la taille.

— Je prends ma pause ! lui cria-t-elle avant de sortir de la taverne.

Les deux s’éclipsèrent, laissant une nouvelle fois les trois autres tous seuls. Arian eut un air contrit :

— C’est pas exactement ce à quoi je pensais…

Ils trinquèrent tout de même, et Kanku termina plusieurs verres de flash d’un coup, à son grand bonheur. Elle en redemanda. Arian observait la partie de Main de Midas qui se déroulait à côté avec grand intérêt, quand la porte de la taverne s’ouvrit dans un bruit. Xiom reparut, mécontent et déçu. Il se rassit calmement à la table et prit un verre de flash. Arian l’observa faire, déconcertée.

— C’était un vampire, grogna-t-il. Je ne suis pas intéressé, il faut que je préserve mon sang, ça les rend dingue.

Kassandr eut un rictus moqueur et ils se remirent à boire, d’abord en silence, puis la discussion s’enclencha peu à peu, de plus en plus animée et dynamique. Xiom avait arrêté de boire de peur d’être malade, contrairement à Kassandr qui devenait de plus en plus pâle, et qui buvait comme un trou. Il s’effondra sur la table.

— Bon ok, peut-être que j’ai eu tort ! admit Xiom finalement d’une voix beaucoup trop forte.

Kanku, complètement sobre malgré les litres de flash qu’elle avait bus, haussa les sourcils.

— C’est peut-être pas si nul de ne pas passer la soirée seul à emballer un vampire, expliqua-t-il avant de jeter un regard complice à Arian.

Cette dernière était aussi ronde comme une queue de pelle que son collègue amphibien et peinait à garder sa tête sur sa nuque. La taverne s’était vidée, et la fermeture se faisait sentir. Le piano s’était arrêté de jouer, et les joueurs avaient quitté la table. Ne restaient plus qu’eux, et deux buveurs solitaires à-moitié inconscients. Kanku ne parlait pas beaucoup, mais son silence convenait à Xiom qui restait immobile, méditatif.

La porte de la taverne s’ouvrit et se referma une énième fois, mais celle-ci, les poils de l’Elfe se dressèrent dans sa nuque. Il se tourna vers l’entrée, et vit trois hommes d’une très piètre hygiène armés jusqu’aux dents : des bandits. Il tapota sur le bras de Kanku pour l’alarmer et l’inviter à rester sur ses gardes. Arian et Kassandr étaient hors d’état, et ronflaient bruyamment. Le groupe de bandits se dirigea lentement vers la table où ils étaient installés, et l’un d’eux, sans doute leur leader s’approcha de Xiom.

— Je bois pas à la même taverne qu’un Elfe et un Orc, grogna-t-il en gardant une main sur son poignard.

— Va falloir changer tes valeurs parce que nous on ne compte pas bouger, glissa-t-il en penchant la tête sur le côté. Sans compter que ça ferait pas trop plaisir à notre chère Dioreisis, ce genre de discours.

Son visage barbu se déforma de colère et il dégaina son arme. Kanku ouvrit de grands yeux affolés et eut un mouvement de recul. Xiom ne broncha pas et le regarda avec étonnement, comme s’il attendait quelque chose de lui.

— Je vais pas le répéter tête de nœud, siffla le bandit prêt à sortir de ses gonds. Toi et ta copine Ogre vous allez foutre le camp, parce que vous avez rien à foutre dans une taverne.

Xiom cilla et sortit de son fourreau une dague très fine qu’il lança directement dans le genou du bandit, qui se mit à hurler et tomba. L’Elfe le désarma et lui planta la main dans le sol à l’aide de son propre poignard. La lame traversa la chair puis le plancher, et Xiom l’enfonça plus profondément encore à l’aide de son pied.

Les deux autres bandits observèrent la scène avec panique et ne prirent même pas la peine de vouloir engager le combat : ils se précipitèrent dehors. Xiom tira le poignard pour libérer le bandit et claqua des doigts pour saper ses cris. Il se releva, tremblant en tenant sa main en sang.

— La prochaine fois tu réfléchiras avant d’être con, grogna-t-il. Maintenant casse-toi.

Kassandr releva soudainement la tête, et se précipita dehors à son tour, pour vomir. Kanku observa Xiom, choquée.

— Merci, murmura-t-elle. Vraiment… merci.

Xiom lui sourit : ni un sourire cynique, ni un sourire charmeur. Juste le sien.

— A charge de revanche, répondit-il. Je sais que je pourrai compter sur toi maintenant.

Arian émergea de sa somnolence, et recommanda du flash.

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