20. Némésis

Lorsqu'on vint cogner contre le bois, d'interminables minutes plus tard, ce fut avec une tartine entre les dents et un véritable café en main que la petite baronne ouvrit le panneau sur les traits tordus d'une Charlotte hors d'elle et d'un Pierre tout à fait souriant dans son dos.

— Oh non, ton coloriste est mort ?! s'écria la petite brune face à l'air bouleversé de la blonde.

Cette dernière ne prit même pas la peine de répondre au sarcasme, et la bouscula en entrant dans cette partie de la maison qui lui était pourtant interdite.

— Mais oui, Charlotte, évidemment que tu peux, je t'en prie, fais comme chez toi, moqua l'autre alors que Pierre s'approchait à son tour.

— Ravi de te savoir en vie, la gratifia-t-il dans un sourire.

— Oh, ma vie n'était pas en péril, juste ma culotte, lui répondit-elle en emboîtant le pas d'une Charlotte transformée en tête chercheuse. Qu'est-ce qui vous amène dans mon humble demeure ?

— Elle cherche sa dignité, et moi je viens profiter du spectacle. Bien dormi ?

— Comme un bébé. Et toi, tu as conclu ?

— Avec la fille du bar ? Non, même pas. Vous avez un peu pourri l'ambiance, quand même.

— Tu m'en vois sincèrement désolée. La prochaine fois que je manque me faire violer, promis, j'essaye de ne pas oublier de remercier chaleureusement tous les participants avant de partir.

— Ce serait sympa de ta part, répondit-il toujours sur le même ton extrêmement détaché et léger.

Une forme de dédramatisation qu’Astrée et son déni appréciaient. 

— Bon, Charlotte, repose ce coussin, t'es ridicule ! reprit-il finalement lassé.

Depuis le salon, pourtant, ladite Charlotte ne se préoccupait guère de l'image qu'elle pouvait renvoyer, et meuble après meuble, elle inspectait l'intégralité de la vaste pièce.

— Sérieusement, elle cherche quoi, là ?

— Syssoï.

— Sous mes coussins ?

Tous deux, adossés négligemment au mur adjacent, les bras croisés et l'air blasé, observaient la scène sans même prendre la peine de songer à intervenir. Il y avait quelque chose de très distrayant dans la contemplation de cette folie latente en action.

— Simple question mais... Avez-vous pensé à fouiller sous vos propres coussins ? demanda-t-elle après un long moment d'observation silencieuse.

— Je savais bien qu'on avait oublié quelque chose, se moqua Pierre avant d'ajouter plus sérieusement : il n'était pas au petit-déjeuner et sa voiture n'est pas dans la cour.

— Donc il est obligatoirement chez moi ?

— Où voudrais-tu qu'il soit d'autre ?! hurla brusquement Charlotte, coussin à la main et visage de furie.

— Je ne sais pas mais comme ça, à froid, je dirais... Dans son lit ?

La blonde se contenta de lever les yeux au ciel sans un mot, comme si ce qu'elle venait de dire était la pire des inepties. Pierre, lui, se contenta d’hausser simplement les épaules.

— J'ai dit une bêtise ? voulu-t-elle s'informer.

— Il est toujours levé à l'aube, il ne dort jamais plus de trois ou quatre heures par nuit.

Jamais ?! Pas étonnant qu'il soit aussi irritable, cet homme était épuisé en permanence. Pas étonnant non plus qu’il ait eu l’air si surpris lorsque Jeanne leur avait donné l’heure. Il avait dormi presque dix heures. Ou peut-être pas, d’ailleurs. Après tout, Astrée s’était endormie la première. Avait-il veillé plusieurs heures avec pour seule distraction elle-même assoupie ? A cette pensée, elle sentit ses joues la chauffer furieusement. Avait-elle ronflé ? Avait-elle bavé ? Lorsqu'elle en vint à se remémorer son rêve, son bas ventre la brûla si fort qu’elle préféra le chasser bien vite de ses pensées plutôt que de risquer une combustion spontanée. 

— Je ne sais pas quoi vous dire si ce n'est qu'il n'est pas ici, et que si vous cherchez sa voiture, on l'a abandonnée à la sortie du village à cause de l'orage.

Voilà, maintenant s'ils pouvaient s’en aller et la laisser en paix...

— Quel orage ?

Le tatoué s'était tourné vers elle avec perplexité, tandis que Charlotte soupirait à nouveau comme fatiguée de cette brune qui n'en finissait pas de raconter n'importe quoi pour attirer l'attention.

— L'orage de cette nuit. Ça a débuté après qu'on ait quitté le bar et ça s'est poursuivi jusque tard, enfin du moins j'imagine, je me suis endormie avant la fin.

Sauf que, visiblement, personne ne voyait de quoi elle voulait parler. Comment cette tempête avait pu leur échapper alors qu'elle l'avait trempée jusqu'aux os ?

— Bon, vous savez quoi ? Laissez tomber ! s'agaça-t-elle devant leurs échanges de regards interloqués. Et maintenant, sortez de chez moi.

Deux minutes plus tard, repoussé par Astrée, tout le monde se retrouvait dans la cour. Charlotte martelait le pavé de ses pas énergiques, tandis que Pierre se retournait une dernière fois vers la petite brune excédée.

— Et ta voiture ?

— Quoi ma voiture ?

— T'as contacté un garagiste ? demanda-t-il.

— Non, pas encore, mais je vais m'en occuper, voulut-elle conclure en le poussant de toutes ses forces vers l'avant.

Elle souhaitait juste qu'ils disparaissent. Tous. Evidemment qu'elle avait oublié voiture, panne, et même ce qui l'avait conduit jusqu'à Sarlat. Tout ce à quoi elle était capable de penser était Jeanne coincée à l'étage et ses explications qui restaient en suspens. Aussi le repoussait-elle, le forçait-elle à s'en aller dans la bonne direction, celle de son coin de cour donnant sur son coin de maison.

— Je peux m'en charger, tu sais, il se trouve que...

— Il se trouve que je suis une grande fille et que passer un coup de fil est encore dans mes capacités. Donc merci mais...

Mais ils furent interrompus par un grand cri en provenance d'une petite poignée de mètres devant eux. Un cri de soulagement et de surprise. Un simple « Soïa ! » qui obligea Astrée à se décaler légèrement du dos de Pierre pour voir de quoi il en retournait. Rien de spécial, si ce n'est un danseur russe sur le pas de la porte d'entrée, un bol de céréales dans une main, une cuillère dans l'autre. Il avait trouvé le temps de se changer et d’enfiler un pantalon ample sur ses hanches et un simple tee-shirt. Pieds nus, le cheveux en bataille, tout indiquait qu'il venait tout juste de sauter du lit. De son lit. Il ne la regardait pas, et bien qu'elle sache qu'il s'agissait des drôles de consignes de Jeanne, elle ne put s'empêcher de ressentir une gêne dans son sein gauche. Une démangeaison qui ne fit qu'empirer lorsque Charlotte arriva à sa hauteur. La danseuse enroula ses bras trop longs et trop maigres autour de ce cou qu'Astrée connaissait par cœur, puis fit suivre le reste de son corps qu’elle lova contre l'imposante stature du géant. N'y avait-il qu'elle pour trouver cela indécent ?

— Je crois que tu as manqué à Charlotte, railla le tatoué face à ce collé-serré qui n'en finissait pas.

— Je suis très mal à l’aise, articulait l’autre, mâchoires crispées.

Bras écartés, il s'évertuait à sauver son bol de céréales de la possessive blonde.

— Voilà, tout le monde est rassuré, votre héros est sain et sauf, et surtout parfaitement à sa place dans son périmètre. Maintenant si vous voulez bien m’oublier tous autant que vous êtes ! J'ai des choses de grandes personnes à faire, résuma Astrée, bizarrement très pressée de s'en aller pour ne surtout pas assister à la suite.

Ou peut-être, inconsciemment, cherchait-elle à s'attirer un regard en donnant de la voix. Rien qu'un tout petit coup d'œil furtif qui l'assurerait qu'elle n'avait pas rêvé la nuit dernière, qu'un changement s'était bien opéré et que ce froid polaire n'était que feint. Sauf que la seule réaction qu'elle obtient fut un sifflement ponctué d’un regard charmeur de la part de Pierre.

— Pas ce genre de choses-là, Pierre, soupira-t-elle excédée en tournant les talons.

Un départ que salua d'un « bye, Astrée » une Charlotte à la main négligemment posée sur une nuque masculine.

 

*

 

Lorsqu'Astrée raccrocha d'avec le garagiste, Jeanne, adossée au rebord de l'évier, s'essuyait les mains en la contemplant. C'est elle qui lui avait fourni le contact, tout comme c'était elle qui venait de s'occuper de toute la vaisselle en attente depuis plusieurs jours. Sous son regard inquisiteur, la jeune femme n'osa souffler mot, et pourtant la myriade de questions n'avait de cesse de s'entrechoquer dans son crâne. À commencer par : comment savait-elle que Charlotte et Pierre allaient débarquer ? Ou encore pourquoi craignait-elle à ce point qu'ils les découvrent ? Qu'y avait-il de si dangereux à s'endormir de la sorte ? Risquait-elle sa vie chaque fois qu'elle piquait du nez devant la télé ? Que savait-elle au juste ? Comment...

— T’as l'air reposé.

Si Astrée n'avait toujours pas desserré les lèvres, Jeanne l'avait fait à sa place, et tirait ses conclusions après une inspection minutieuse des traits de la jeune brune.

— Je le suis, se rendit-elle à l'évidence. C'est la première nuit depuis des années que je ne m'éveille pas en hurlant.

Depuis presque dix ans, en fait.

— Des cauchemars ?

L'air de rien, occupée à ranger la vaisselle propre dans les placards, la vieille dame se renseignait. D'un ton suffisamment détaché, cela dit, pour qu'Astrée ne se sente pas oppressée et ne se braque pas. Cette dernière, installée à la grande et longue table en bois, torturait ses doigts. Elle se questionnait également sur cette drôle de nuit qui, par bien des aspects, s'avérait très anormale de normalité.

— Je suppose, je ne m'en souviens jamais au réveil.

— Jamais ?

— A deux exceptions près, non, jamais.

— Lesquelles ? poursuivit-elle en se hissant sur la pointe des pieds pour atteindre la plus haute étagère d'un placard.

— La nuit de la fête du village, et... cette nuit.

Sa lèvre vint automatiquement se fourrer entre ses dents au souvenir des récents songes, tandis que de l'ongle du pouce, elle s'en vint racler le bois de la table.

— Mais j’croyais que tu t'étais pas réveillée c’te nuit ?

— Peut-être parce qu'il ne s'agissait pas d'un cauchemar... Peut-être parce qu'il s'agissait du premier rêve depuis des lustres... Je n’en sais rien.

D'un haussement d'épaules elle tenta de se soustraire à son regard, à ses questions. Elle ne comprenait pas plus qu'une autre ce que cette nuit avait de différent. Elle l'était puisqu'elle gardait un souvenir de ses songes et que ces derniers, pour une fois, s'avéraient suffisamment plaisants pour que son cerveau ne se sente pas dans l'obligation d'y mettre fin dans un réveil bruyant et suintant. Mais elle n'avait pas la moindre explication à fournir, et le dénominateur commun de ces deux nuits, elle ne souhaitait vraiment pas le nommer pour l'instant.

— Tu veux m'en causer ?

— De quoi ? demanda-t-elle en relevant la tête.

La vieille femme s'approchait pour venir s'asseoir en face d'elle.

— D’ton rêve.

— Il n’y a pas grand-chose à en dire. Une autre époque, une fête, une danse, éluda-t-elle rapidement.

Elle oublia volontairement de préciser qu'elle était une fois de plus dans la peau d'Aelis, et que Syssoï campait encore les traits de son personnage secondaire. Elle occulta, également, la suite du songe.Trop personnel. Trop charnel.

— Ce n’était qu’un rêve, Jeanne. Par contre, est-ce que tu peux m'expliquer le réveil ?

Evidemment, elle fit mine de ne pas comprendre le sens de sa question, mais devant le regard insistant de la jeune femme, elle finit par soupirer, et se releva brusquement pour quitter sa place.

— J’te l'ai déjà dit, pour vivre heureux, vivons cachés, répondit-elle à contre-cœur en s'éloignant de la table.

— N'était-ce pas un peu disproportionné le coup de « personne ne doit savoir, par pitié soyez prudent » ? insista la jeune fille en plagiant le ton empreint d'urgence qu'avait utilisé Jeanne pour l'occasion.

— Avec des faiseurs d’embrouilles comme Pierre et l’aut’ bourgeoise ? J’sais pas, à toi de me le dire, gouyate.

Elle n'avait pas tort. Du moins, avait-elle suffisamment raison pour qu'Astrée s'interroge à son tour. Elle en oublia temporairement l'emploi très général du terme personne. Après tout, il ne s'agissait pas que de Pierre et de Charlotte, mais bien de l'intégralité de l'univers contre lequel elle les avait mis en garde, ce matin.

— Et comment savais-tu pour la porte cachée ? poursuivit-elle précipitamment.

Astrée parlait vite comme si elle cherchait à profiter d'un sablier imaginaire durant lequel elle pouvait poser toutes ses questions. Peut-être parce que Jeanne, justement, ne cessait de jeter des coups d'œil répétés en direction de la porte d'entrée.

— J'étais à l'école avec ton grand-père. J’connaissais c’te bâtisse comme ma poche avant même qu’ton père soit à l’état d’projet. 

— Et Syssoï ? Il était à l'école avec Papy aussi ?

— Astrée... soupira-t-elle, subitement éreintée. J’n'ai pas réponse à tout, mais j'imagine qu'il a eu l’temps d’faire de l'exploration avant qu’tu reviennes à Beynac. Ils étaient là depuis un bout d’temps.

— Et comment tu savais pour Satanas et Diabolo ? enchaîna Astrée qui s’empressa de préciser devant l’air interdit de Jeanne : Charlotte et Pierre. 

— J’ai les oreilles qui traînent quand j’fais la cuisine.

— Et Syssoï ?

Astrée parlait de plus en plus vite, enchaînait les questions sans plus se soucier de rebondir sur les réponses. Elle avait tellement d’interrogation et si peu de temps. Jeanne semblait sur le départ.

— Eh bien quoi, Syssoï ?

— Comment savais-tu qu’il serait avec moi dans le salon ? 

— A dire vrai, j’espérais plutôt l’trouver dans ton lit, maugréa-t-elle en soulevant un rideau pour jeter un œil à la cour.

— Ha non, Jeanne ! Ne recommence pas avec ça, s’il te plaît !

Jeanne se retourna pour lui faire face et la contempla avec résignation, comme si elle désespérait de lui faire un jour entendre raison.

— S’tu veux, tête de mule, énonça-t-elle dans un haussement d'épaules. De toute manière, je dois absolument aller ouvrir ma Poste.

Après un dernier coup d'œil derrière le rideau, un baiser sur le front et une multitude de dernières recommandations, elle quitta la gentilhommière en lui promettant de revenir bientôt. Et, à présent seule, Astrée se rappela brusquement toutes ces questions qu'elle avait oublié de poser, et toutes ces autres qui n'avaient obtenu que des réponses très vagues. Elle venait de se faire avoir par la cuisinière, là, non ?

 

*

 

Il l'avait déposé à l'entrée du village. Il ne souhaitait, ni ne pouvait pénétrer dans les ruelles avec son imposante dépanneuse. Elle lui avait laissé ses coordonnées à contre-cœur, déçue de ne pouvoir récupérer sa voiture sur l'instant. C'était ce qu'elle s'était imaginé, qu'il allait la conduire jusqu'à son épave et qu'en un simple coup d'œil il saurait ce qui n'allait pas et le remettrait en place, faisant rutiler son petit moteur dans les secondes suivantes. Sauf qu’il avait bien été incapable de trouver la faille sous le capot et l'avait informée qu'il ramenait le tout jusqu'au garage. Non seulement cette histoire allait lui coûter une fortune, mais en plus, en attendant, elle se retrouvait piétonne. Pour se rendre aux archives de Périgueux, cela risquait d'être un tantinet embêtant. Une semaine sans utiliser sa petite voiture, et le jour où elle en avait vraiment besoin, cette dernière lui claquait entre les doigts. 

Devait-elle y voir une sorte de volonté divine ? Elle s'était renseignée, il s'agissait bien du dernier jour d'ouverture des archives. Évidemment, elles ne fermaient leurs portes que pour le weekend, mais repousser cet impératif de deux jours retardait d'autant son départ. Certes, elle avait promis à Captain Igloo de rester, mais à la seule condition qu'elle ne parte pas à cause de lui. Si elle s’écoutait, elle ne partirait plus jamais. Malgré les fantômes, les vestiges d'un douloureux passé, et les rappels constants à ce qu'elle n'était plus. Elle resterait cloîtrée au centre de ces volutes nostalgiques, à se délecter de ce qu'ils avaient été, de ce qu'elle avait été. 

Elle ne pouvait pas prendre ce risque. Sa vie l’attendait ailleurs. Ses études l’attendaient dès septembre. Le choix qu’elle devait faire également. Elle voulait pouvoir accepter de laisser ce qu'elle avait de plus précieux derrière elle, de l'abandonner au profit d'autre chose peut-être ? Quelque chose d'effrayant, forcément, puisque inconnu, mais tellement plus sain que de s'enliser dans cette forme d'inertie. Elle devait partir tant qu'il était encore temps. Elle ne partirait pas à cause de lui, cette fois. Elle partirait pour elle, et ça faisait toute la différence. Une décision d'adulte.

Est-ce que si elle lui expliquait cela, le russe lui laisserait emprunter sa voiture ? C'était la base de sa réflexion lorsqu’elle obliqua en direction de sa ruelle à elle. Celle des barons de Beynac. Si elle promettait de ne pas tomber en panne au bord de la route, est-ce qu'il serait suffisamment grand seigneur pour lui offrir le volant de son véhicule pour la journée ? Quelque part, elle en doutait. Quelque part elle savait que s'il allait lui refuser ça, il n'allait, cela dit, pas omettre de s'empresser de lui proposer de l'y accompagner. 

Était-ce pour cette raison qu'elle pressait le pas ? Pour cette raison qu'elle se mettait à saluer joyeusement chaque touriste sur son passage, le sourire en supplément ? Une conclusion évidente qu'elle ne tirait pas forcément. Elle préféra en imputer le bénéfice au soulagement né de cette impasse évitée de justesse, plutôt qu'à la perspective d'un Mister Freeze coincé plusieurs heures avec elle dans un habitacle qu'elle avait appris à plus qu'apprécier depuis la veille.

La grille claqua dans son dos, alors que d'un pas décidé elle entamait sa traversée de la cour. Elle délaissa sa partie pour rejoindre la sienne. Ou plutôt la leur. Elle avait oublié ce petit détail qui lui sauta au visage en même temps que la porte d'entrée sur un Pierre toujours aussi heureux de vivre. Est-ce que ça lui arrivait de faire la tête parfois ? Cet homme était aussi souriant que son ami était lugubre, aussi éloquent que l'autre était silencieux, aussi direct et familier que son binôme se montrait discret et respectueux.

— Chaton ! l’accueillit-il, d'ailleurs, en retenant la porte avant qu'elle ne la percute. Tu ne peux décidément plus te passer de moi !

— Oh mon Dieu ! s'exclama-t-elle en réaction. Comment ton melon fait-il pour passer les portes ?

— C'est pas le melon qui pose problème, c'est ma si grosse...

— Je ne veux pas savoir !! s'indigna-t-elle, paumes plaquées sur les oreilles tandis qu'elle cherchait à se frayer un passage vers l'intérieur de la maison qu'il lui obstruait toujours.

— J'allais dire « personnalité », Astrée !

Il leva bras et yeux au ciel, se décala pour la laisser passer, puis se mit à la suivre en direction de l'entrée du salon où elle stoppa net alors qu’elle prenait conscience qu'elle n'avait pas vraiment été invitée.

— J'allais vraiment dire « personnalité », continuait-il en s'arrêtant dans son dos avant de jauger la pièce vide tout comme elle. Tu cherches quelque chose en particulier, ou tu te contentes de fouiner jusqu'à trouver ton bonheur ?

— Une voiture ! annonça-t-elle rapidement, fourrant ses mains dans ses poches en un geste inconscient. J'ai besoin d'une voiture.

— On les gare plutôt dans la cuisine.

— T'as toujours été aussi irritant, ou fais-tu un effort juste pour moi ?

— Juste pour toi, mon ange, susurra-t-il à son oreille après s'être rapproché dangereusement. 

Une promiscuité et une familiarité qui la mit suffisamment mal à l'aise pour qu'elle accuse un mouvement de recul sous son regard amusé.

— Je venais voir si Mister Freeze aurait la bonté de me prêter sa voiture, se justifia-t-elle en reculant.

Elle cogna le mur de son dos, et manqua renverser une lampe sur sa table d'appoint au passage.

— Vous avez déjà des petits surnoms, comme c'est ravissant.

Il minaudait, se moquait, grimaçait aussi, mais tira d'une vieille coupelle sur le buffet, une imposante clé électronique. Une télécommande de voiture ? Probablement. Et puisqu'elle contemplait le tout avec un air interdit, il s'expliqua :

— Je n'ai rien de prévu aujourd'hui, je me ferais un plaisir de jouer les taxis.

Oh non ! Cela n’allait pas être possible. Elle avait promis. Ou du moins, ne s'était-elle pas opposée à cet ordre tacite. Alors elle secoua la tête de gauche à droite. De plus en plus vite.

— Non. C'est gentil, mais non...

— Pour quelle raison ?

— C'est loin et puis long. Je dois me rendre à Périgueux et ça risque de durer un moment, alors bon...

— Aucun problème ! la coupa-t-il. Allez, on y va !

Il joignit le geste à la parole, et la précéda dans le couloir. Ce qui obligea Astrée à se décoller du mur pour cavaler derrière lui.

— Non, Pierre ! Sérieusement, ce n'est pas une bonne idée.

— Et pourquoi ça ?

La main sur la poignée de la porte d'entrée, le cou tordu dans sa direction, il l'observait dans un haussement de sourcil, très sérieux lui aussi.

— Eh bien... Pour commencer, je ne suis pas certaine que Syssoï verrait ça d'un très bon œil. Et puis...

Et puis, elle n'avait pas de deuxième argument. Mais, heureusement, elle n'en eut pas besoin, puisque le tatoué l'interrompit immédiatement :

— Alors quoi ? Tu lui rends des comptes, maintenant ?

— Non, mais...

— Il pète la clavicule d'un pauvre type trop bourré pour être dangereux, et brusquement tu lui jures fidélité et soumission ?

— Je ne lui ai rien juré du tout, nom d'un chien ! explosa-t-elle face à ses accusations qui, malgré elle, faisaient écho à tout ce qu'elle redoutait.

S’était-elle soumise comme Pierre le prétendait ? Certes, Syssoï l'avait tiré des griffes de cet ivrogne et lui avait tenu compagnie durant l'orage, mais est-ce qu'elle lui devait des comptes sur tout ce qu'elle faisait pour autant ? Sur les individus qu'elle fréquentait ? Peut-être était-ce sous le coup du stress qu'il lui avait demandé de rester à bonne distance de Pierre. Après tout, ils étaient amis depuis l'enfance. Seraient-ils encore proches si ce dernier était aussi néfaste que l'avait laissé entendre le russe ? Probablement pas.

— D'accord, on y va, annonça-t-elle après un instant de réflexion. Mais ne t'avises plus jamais de prétendre que ce type n'était pas dangereux ! Ce n'est pas toi qui avait le larynx écrasé sous ses doigts.

Il s'en moquait, il souriait comme un idiot. Astrée regretta immédiatement cette décision. En sortant, elle jeta tout de même un coup d'œil derrière elle, incapable de se soustraire à cette appréhension, ce sentiment de mauvaise conscience. Seul le silence lui répondit. Le silence et Pierre qui l'invitait à presser le pas.

 

*

 

Il faisait nuit noire lorsque la voiture ralentit sa course. Cela tira Astrée d'un sommeil plutôt agité. Une nuit noire, profonde, mais extrêmement calme à l'inverse de la veille. Pas un seul nuage, pas l'ombre d'un cumulus. Juste l'immensité de l'univers, ses myriades d'étoiles scintillantes et sa lune presque pleine que la jeune femme observait tandis qu’elle se penchait vers l’avant, et tirait sur sa ceinture qui lui comprimait les poumons. 

— Tu cherches quelque chose ? demanda la voix de Pierre, douce et tamisée comme pour ne pas la bousculer au sortir de ses songes.

— Ma constellation, répondit-elle sans même lui jeter un regard.

— Tes constellations, tu veux dire. Tu ne les verras pas, elles ne sont pas visibles en été. Seulement au printemps.

— Tu connais l'histoire ? lui demanda-t-elle avec surprise.

Elle se détourna du ciel pour l'occasion, et se focalisa sur ce profil uniquement illuminé par le tableau de bord.

— L'histoire d'Astraia, la fille-étoile ? Oui, évidemment. La progéniture de Zeus lui-même, faisant l'offense de préférer la compagnie des Hommes à celle des Dieux. Oui, je connais.

— Il n'a jamais été question d'offense, elle vivait juste sur Terre, voilà tout.

— Alors, s'il n'y a pas offense, explique-moi pourquoi il y aurait châtiment ?

— Quel châtiment ?

— Puisque tu portes son prénom, je m'attendais à ce que tu sois un peu plus informée sur le sujet, annonça-t-il visiblement déçu. Astrée, l'immortelle déambulant parmi les mortels, se lassa un beau jour, de cette humanité. Elle voulut quitter la Terre et rejoindre son père. Pourtant, au lieu de retourner sur le mont Olympe, auprès des siens, Zeus la plaça dans le ciel sous la forme d'une constellation, celle d'une Vierge soulevant la balance de la justice. Si ce n'est pas signe de disgrâce, qu'est-ce ?

— Un geste d'amour ! répondit-elle lorsqu'il lui laissa enfin prendre la parole. Tu réinventes ta propre mythologie, Pierre. Elle était sur Terre parce qu'il s'agissait de l'âge d’or. De nombreux dieux en faisaient de même. Elle est juste celle qui y est restée le plus longtemps. Et lorsque la Terre s'est progressivement transformée, passant de paradis terrestre à ce que nous connaissons aujourd'hui, les Dieux ont réintégré l'Olympe. Pas Astrée qui voulait encore croire en l'Homme. Elle est restée autant qu'elle a pu, puis...

— Puis son paternel lui a refusé l'accès du domicile parental, et l'a collé au coin avec un bonnet d'âne. T'as raison, c'est très clairement un geste d'amour.

— Tu ne comprends vraiment rien, soupira-t-elle en s'enfonçant dans son siège.

— Oh, et pour information, Astrée est très souvent identifiée à Némésis, qui n'est autre que la personnification de la... ?

Ce qu'il pouvait être agaçant !

— Je n'en sais rien... se résigna-t-elle, préférant regarder par la fenêtre plutôt que de percevoir son arrogance triomphante.

— De la punition divine. CQFD !

Il alla même jusqu'à laisser échapper un petit rire satisfait alors que la jeune femme, elle, redoublait d'efforts pour se retenir de lui faire avaler le pommeau de son levier de vitesses. Elle se mura dans le silence, chercha à l'extraire de son environnement immédiat, à s'imaginer dans n'importe quel autre endroit où il ne serait pas. Ils étaient presque arrivés, de toute façon. Il avait ralenti en débouchant dans les ruelles étroites. Mais son art de la manœuvre délicate les conduisait, doucement mais sûrement, jusqu'à la gentilhommière. Bientôt il pourrait rejoindre sa partie et elle s'enfermer dans la sienne. Alors, elle s'efforcerait d'oublier sa vision péjorative de son prénom pour se focaliser sur les informations nettement plus importantes récoltées durant cette journée à Périgueux. Et toutes les questions existentielles que ces informations engendraient.

— Tu boudes ?

Il ne savait donc pas quand s’arrêter ?

— Boude pas, mon ange. Tu veux que je te raconte l'histoire d'Astrée la Gauloise ?

— Stop ! Je ne boude pas, mais abstiens-toi de toute histoire concernant mon prénom, surtout celle d'Honoré d'Urfé ! Je la connais, je n'ai pas besoin que tu m'en fasses un résumé lugubre et anxiogène. Céladon était un idiot, et Astrée une capricieuse paranoïaque, merci, je le sais.

Elle ne connaissait que trop bien ce récit. Premier roman-fleuve de la littérature française, L’Astrée faisait quelque chose comme cinq mille pages. La jeune femme tenait de là son prénom, bien qu’elle ne s’expliquait toujours pas ce que sa mère avait trouvé d’inspirant dans cette ridicule histoire d’amour. 

— Mais à part ça, elle ne boude pas.

— Tais-toi et conduis !

— Bien, Miss Daisy.

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Morgane64
Posté le 09/05/2021
Coucou, je n'ai pas tenu il me fallait la suite ! Astrée a quand même le chic pour passer ses journées avec les hommes qu'elle veut fuir. J'aime beaucoup ce chapitre, ça bouge et Pierre prend de plus en plus de place. Pour l'instant, je ne me pose toujours pas de questions, je me contente de suivre ton récit et c'est parfait.
Juste, au dernier paragraphe, j'aurais mentionné qu'ils étaient sur le chemin du retour (j'ai eu un moment de flottement).
Sinon, ou je vieillis et perds mes réflexes ou ... il n'y a pas de coquilles !!!
OphelieDlc
Posté le 14/05/2021
Comment ? Qu'entends-je ? Pas de coquille ? Mon monde s'effondre !

Tu as raison, je vais apporter des précisions au dernier paragraphe. Merci du conseil ;)
Notsil
Posté le 23/01/2021
Coucou !

Un chapitre où l'on voit qu'Astrée lutte, elle essaie de répertorier tous les trucs étranges mais ça ne veut toujours pas coller. Et partir avec Pierre, monsieur tout sucre tout miel par devant, mais on ne sait pas vraiment ce qui se cache sous ce masque, je ne sais pas si c'était très prudent....

J'ai relevé quelques petits points.

"— Oh non, ton coloriste est mort ?! s'écria la petite brune face à l'air bouleversé de la blonde."
-> elle a pas une tartine entre les dents ? ^^ (un rappel des prénoms en début de chapitre plutôt que les couleurs de cheveux ça serait peut-être mieux, d’ailleurs ^^)

"il n'était pas au petit déjeuné" -> petit déjeuner ? (peut-être même un tiret tiens ^^).

"Elle venait de se faire avoir par la cuisinière, là, non ?" ->Oh oui :) Jeanne gagne encore en mystère, d'un côté elle cherche à les caser ensemble, et de l'autre elle semble pousser Astrée à gratter sous la surface des choses, à se rendre compte de ce qui est vraiment important.... mais quoi donc ? ^^

Et donc l'orage n'aurait eu lieux que pour elle ? Étrange, étrange...

Je trouve Pierre toujours ultra familier avec elle. Bon c'est sa façon d'être mais je me demande si ça ne cache pas des trucs. J'ai l'impression qu'il s'amuse beaucoup de la voir galérer, et qu'il en sait bien plus qu'il ne le montre. Après est-ce qu'il est là pour leur mettre des bâtons dans les roues, ou pour les pousser dans les bras l'un de l'autre, je ne sais pas encore ^^

Pauvre Astrée, j'espère que cette sortie se passera mieux que la précédente :p
OphelieDlc
Posté le 24/01/2021
Coucou !

Aaaah, Pierre ! Vaste sujet. Mais la vérité est au bout du couloir, comme disait le célèbre duo d'animateurs (référence de vieille, haha)

Le coup de la tartine ! hahahahaha ! J'avais complètement zappé, et maintenant, grâce à toi, j'imagine Astrée postillonner des morceaux de pain grillé au visage de Charlotte ! :))

Tu as parfaitement raison : petit-déjeuner.
Je modifie de suite !

Jeanne c'est encore un autre vaste sujet. Et je ne parle pas de la circonférence de ses hanches.

Je suis soulagée que tu aies apprécié ce chapitre. Comme il s'agit d'une transition entre deux passages d'importance, j'avais un peu peur que cela ne fasse trop "succession de petites scènettes" même si elles ont chacune leur importance, évidemment.
Notsil
Posté le 24/01/2021
C'est plein de scénettes oui, mais comme elles apportent des trucs je ne trouve pas que ça choque, de façon très subjective ^^
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