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Par Dan

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29 février 2020

 

C’est devenu un rituel : tous les matins, Mazlin observe le ciel. Les ondulations violettes annonciatrices de traversée sont plus visibles à l’aube et au crépuscule, alors sous ces latitudes, il faut se lever tôt pour espérer les apercevoir.

Aujourd’hui, pas d’aurores. Seule la silhouette difforme du télégraphe optique trouble le dégradé des bleus et des ocres. Dressé sur la côte occidentale, le monstrueux épouvantail aux bras articulés ne compose plus de signes depuis longtemps ; aucun guetteur n’occupe la station d’écoute et d’observation de l’autre côté du détroit, de toute façon. Devant la mer à trois faces, avec la grande île dans son dos et l’ombre de l’archipel à l’est, Mazlin essaye de ne pas réfléchir. En vain.

Elle ne fêtera pas l’anniversaire de son arrivée, cette fois, quelle que soit la date à laquelle les sandersoniens débarqueront. Elle n’osera le dire à personne, mais c’est une déception ; pire : une frustration, un peu puérile, peut-être, mais incontrôlable. Il lui semble que c’est le seul jour de l’année où on s’intéresse vraiment à elle, à ce qu’elle est, ce qu’elle aime, et pas à ce qu’elle peut apporter à la communauté. Où elle peut juste être Mazlin, heureuse rescapée d’un crash.

Mais ce n’est pas un événement qu’elle aime se remémorer ; d’ailleurs, elle espérait que le passage des sandersoniens la tiendrait assez occupée pour ne pas succomber à la traditionnelle mélancolie du mois de mars. Six ans après l’accident, les cauchemars se font plus rares, mais Mazlin connaît toujours quelques nuits mouvementées à cette période : une cacophonie de cris paniqués, d’alarmes et d’air hurlant dans la cabine dépressurisée, un chaos de masques jaunes et de bagages éjectés des compartiments, le ciel violet et le sol trop proche derrière le hublot.

La main noueuse de sa mère qui serre la sienne à lui en briser les os.

Parfois, parmi les motifs floraux dignes d’un mandala, Mazlin a l’impression que le vitiligo qui lui couvre les bras dessine l’empreinte de ses doigts, comme si elle continuait à la tenir, elle qui n’a pas eu la chance de contenter les Eux pour survivre.

Mazlin quitte son perchoir et longe la falaise noire jusqu’à l’embarcadère, jetant au passage un coup d’œil au campement où le feu éteint et les tentes closes lui confirment qu’elle est toujours la seule debout. Derrière, le faux plat de la plaine étend sa végétation rase jusqu’aux flancs d’un volcan endormi, à côté duquel le sommet de l’icosaèdre se dresse en une étrange pyramide que deux statues blanches veillent attentivement.

Mazlin s’en détourne. Au bout des lacets qui serpentent jusqu’au rivage de lave figée, le petit port blanchi par le sel a des allures spectrales, et Mazlin s’avance en frissonnant sans cesser de lancer des regards en arrière. Elle s’attend à découvrir une silhouette sur la corniche, à entendre Jamal ou Pooja hurler son nom, mais rien ne l’interrompt, et elle doit désormais lutter contre son regret honteux en plus de sa peur.

Avec des gestes tremblants, elle détache alors les amarres des trois canots pneumatiques qu’ils ont empruntés pour quitter la péninsule, puis les regarde dériver, portés par le courant. Quand ils se trouvent trop loin pour qu’un nageur téméraire espère les ramener, Mazlin s’empare de son talkie-walkie.

— Danai ? murmure-t-elle, la gorge nouée, persuadée de commettre là un crime plus abject encore que celui de piéger ses amis sur ce bout de terre. À toi de jouer.

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