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Par Dan

12

 

23 février 2020

 

Le soleil frôle à peine la cime des palmiers quand son talkie-walkie émet un premier grésillement, mais Célestine se tenait prête, et elle prend aussitôt le chemin des hangars à travers le camp désert. Comme Levi a offert un congé à ses ouailles le temps de décider de l’organisation des prochains jours, les travailleurs dispensables profitent d’un semblant de grasse matinée – ceux dont le sommeil n’a pas été gâté par l’appréhension, en tout cas.

Célestine n’a guère eu l’occasion de s’aventurer dans ce secteur et l’étendue du complexe lui fait ouvrir de grands yeux. Logés à la lisière de la jungle, des entrepôts ajourés laissent deviner les silhouettes de petits avions – pièces de collection d’Amelia ou réel moyen de locomotion, ça reste à déterminer. Une couronne de bâtiments plus modestes se déploie dans leurs ombres, l’un couvant le feu de la forge, l’autre le lacis de chenaux et de courroies de la scierie. Les ateliers ont poussé sur leurs flancs comme des champignons : mécanicien, charpentier, ébéniste, tisserand et potier ceignent une cour décorée de flaques irisées, de colonnes de pneus et de bouquets de planches.

Le silence ici a quelque chose d’inquiétant et Célestine glisse comme un fantôme vers le parvis du dépôt de matériel. Levi et la plupart des membres du conseil se tiennent déjà devant les portes béantes, mais c’est autre chose qui retient l’attention de Célestine.

— Qu’est-ce qu’elle fait là ? demande-t-elle en approchant.

Assise sur un cageot retourné, une pelle en travers des cuisses, Frankie les observe en grignotant ce qui ressemble à des noix de cajou. Sa salopette de travail et le foulard qui retient ses cheveux sont désormais plus gris que bleus, mais le collier de pierres qui s’est échappé de son col est toujours du même blanc pailleté, lui.

Célestine ferme le poing sur les cailloux de Santiago qu’elle garde au fond de sa poche. Elle n’a toujours pas la moindre idée de ce que cette lumière noire signifiait ni de ce que ça révèle du témoignage de Frankie, mais elle compte bien obtenir cette réponse un jour ou l’autre.

— Travaux d’intérêt général, répond Levi après lui avoir lancé un bref coup d’œil. Il me semblait que la garder simplement chez elle s’apparentait trop à des vacances et pas assez à une punition.

Célestine plisse les paupières quand Frankie croise son regard. La présence de Francis à ses côtés la rassure à peine, mais elle n’a pas l’occasion de protester : Danai vient de les rejoindre et le conseil est au complet. L’air grave et toujours tourmenté, Levi les scrute alternativement avant d’entamer :

— Sans les appareils de Santiago censés ouvrir un passage plus large et maintenir une connexion avec la sphère, les sandersoniens ne pourront sans doute pas tous traverser. Mais ils disposent de leur propre équipement, comme Santiago à bord du Kahana, qui devrait pouvoir permettre à l’un d’entre eux de contourner le filtre. Puisque nous n’avons aucun moyen de les informer de la situation dans l’icosaèdre, ils se préparent sans le savoir à une mission-suicide.

« Le fait est que nous sommes également incapables d’empêcher cette arrivée. Tout ce que nous pouvons faire, c’est donc nous préparer à l’arrivée d’au moins un sandersonien et à la potentielle rétribution des Eux.

— Rétribution ? lance Charles.

— Potentielle ? fait Pooja.

— Ils ont seulement tué Santiago, et parce qu’il s’est avéré qu’il possédait de quoi contourner le filtre et le barrage, intervient Amelia. Ce qui n’est plus le cas désormais. Si un autre sandersonien traverse, si tant est qu’il soit aussi audacieux que le premier, il y a tout à parier qu’Eux s’en prendront seulement à lui. Je pense personnellement qu’il faudrait le défendre, mais la menace ne nous concerne pas.

— Les Eux pourraient perdre patience, argue Pooja.

— Ou s’en taper le coquillard avec une feuille de bananier, glisse Charles. De toute façon, il faudra bien qu’on cause à ce sandersonien avant que la foudre divine le frappe, qu’il nous aide à trouver un moyen de prévenir ses collègues dans la sphère. Sinon ils vont continuer à envoyer des gars se griller sur le filtre jusqu’à ce qu’ils y passent tous.

— Vous ne…, amorce Jamal.

— Comment ?

Les regards convergent vers Célestine.

— Comment nous préparer à leur arrivée ? précise-t-elle à l’intention de Levi.

— D’après Santiago, ses collègues franchiront soit la porte du triangle, soit celle du volcan, soit celle du champ, qui sont les plus facilement accessibles depuis leur quartier général. Nous allons donc pouvoir nous concentrer sur ces trois points.

— Aucun moyen de savoir quelle porte exactement ?

— Jusqu’à l’apparition des signes que nos avant-postes pourront détecter, non. Et nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre le jour même pour nous mettre en mouvement. Si les sandersoniens de la sphère ont affiné leurs prédictions depuis son arrivée ici, Santiago n’a rien pu en savoir. Ça signifie que dans le pire des cas, il ne nous reste déjà plus qu’une semaine pour nous organiser.

Les entrailles de Célestine se contractent et les vestiges de son petit-déjeuner s’agitent dans un gargouillement caverneux.

— Nous prévoirons les comités d’accueil habituels, reprend Levi.

— Mieux armés, si possible, grinche Oqruchi.

— Tu as raison, mais je préfère qu’on présente un visage accueillant. Ce ne sont que des scientifiques et nous avons autant à apprendre d’eux qu’eux de nous.

— Qu’est-ce qui nous le prouve, au final ? insiste Oqruchi. Parce que Santiago nous a fait quelques cachotteries, apparemment. Sanderson a collaboré avec l’armée par le passé et s’ils débarquent cette fois avec une milice ultra-équipée, on ne fera pas le poids.

— L’U.S. Army pouvait se montrer violente, pas Sanderson. Je ne crois pas que l’omission de Santiago au sujet du double emploi de ses machines remette en cause la posture et l’ambition des sandersoniens. Il semble normal qu’ils aient des réserves au sujet de ce monde et de ses occupants, nous n’avons pas été d’une franchise absolue non plus…

— Je parle pas d’objectif, je parle de moyens.

— Soyons prudents, tranche Levi. Il suffirait d’un rien pour que ça tourne au drame. Peux-tu organiser nos défenses avec Charles ?

Quelqu’un de plus cynique que Célestine pourrait croire que Levi cherche à saboter leur protection en les forçant à collaborer. Il s’agit de leurs soldats les mieux entraînés, cela dit, et en ces temps de crise, on peut espérer qu’ils mettent leurs chamailleries de côté.

— En admettant qu’il soit seul, nous ne ramènerons pas le rescapé directement au camp, continue Levi. Comme il apportera très certainement d’autres équipements avec lui, toute personne possédant des compétences en science, en ingénierie et en mécanique sera mobilisée pour s’assurer qu’il ne représente effectivement aucun danger.

Amelia et Mazlin acquiescent, mais Edward ne semble pas aussi enthousiaste.

— Il vaudrait mieux se montrer prudents ici aussi, intervient Pooja. Avant de savoir si on peut lui faire confiance, je préférerais qu’il ne puisse pas évaluer la communauté. Le garder dans un bungalow excentré, éviter de lui montrer nos véhicules et nos armes.

— Ne tombons pas dans la paranoïa, tout de même, fait Harry.

— Et rappelons-nous que nous sommes aussi demandeurs d’informations vis-à-vis de la sphère qu’ils ne le sont au sujet l’icosaèdre, dit Levi. Je suggère que nous formions dès à présent trois groupes qui pourront réquisitionner tout le matériel utile et prendre le chemin de leur porte respective sans tarder. Mieux vaut se laisser le temps de préparer le terrain.

Les membres du conseil échangent des regards penauds et Célestine a une brusque réminiscence des travaux de groupe scolaires et des séances de sport collectif réglementaires, quand il faut oser un « On se met ensemble ? » ou supporter la honte d’être ajouté à l’équipe en dernier. Heureusement, Amelia prend les devants avant que l’embarras s’installe :

— On a qu’à dire… Charles et Edward à la porte du triangle, Mazlin, Jamal et Pooja à la porte du champ et Harry, Oqruchi et moi à la porte du volcan. Danai, il vaut mieux que tu restes ici.

Célestine s’attend à voir la fillette protester, mais elle approuve d’un bref hochement de tête.

— J’ai amené les registres, indique Levi. Vous êtes libres de compléter vos équipes avec n’importe qui figurant sur la liste du personnel non essentiel.

— Célestine, tu viens avec moi ?

Elle est prête à craquer – Amelia a dit « avec moi » –, mais ça n’est pas le moment de se laisser distraire.

— Je vais rester au camp avec Levi. Pour superviser.

Elle croit voir un muscle rouler sur sa mâchoire, mais quand elle lui adresse un sourire, il parvient à le lui rendre en acquiesçant avec reconnaissance. Sur son cageot, Frankie a cessé de gober des fruits secs.

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