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Par Dan

12

 

16 mai 2011

 

Frankie n’avait pas souvenir d’une cuite aussi carabinée, d’une gueule de bois aussi violente, d’une poussée de fièvre aussi sévère que cet état de vertige écœuré dans lequel elle sombrait depuis plus de vingt-quatre heures.

— Miss ?

— Hein ?

— J’ai eu peur que vous vous soyez endormie les yeux ouverts.

— J’aimerais bien…

Mais dès que l’épuisement promettait de délivrer son esprit, les paroles de Levi l’éperonnaient pour un nouveau tour de palpitations et de sueurs froides. Vortex, basculement, disparition, monde parallèle. Ces mots déclenchaient toutes les alertes comme l’opérateur paniqué d’un sous-marin en plein naufrage.

— Suivez mon doigt.

Frankie tenta de se concentrer sur l’index qu’Harry, le médecin, promenait devant ses yeux ; mais son étrange visage continuait à la distraire.

— Qu’est-ce que vous avez sur la figure ? À part les rouflaquettes, je veux dire.

Apparemment, elle avait oublié ses bonnes manières dans sa dimension d’origine, et il y avait quelque chose de libérateur à se savoir catapultée au pire dans une réalité alternative, au mieux dans une transe très convaincante.

Le docteur recula sur son tabouret roulant et la lumière vacillante de l’ampoule nue accentua les ombres de sa figure : des taches et des lignes y imprimaient les contours et les creux de son crâne, entre trompe-l’œil et tatouage. Son sourire doux rendait l’image quasi insoutenable, emplissant Frankie d’une fascination horrifiée à la mesure de toute cette improbable situation.

— Un témoignage, finit-il par répondre. On prétend que l’envers fait affleurer notre nature profonde, comme s’il nous retournait en même temps que le monde.

— Vous avez une nature profonde de Calavera mexicaine ? C’est ce qui m’attend, moi aussi ?

— Quelque chose de similaire, oui.

Frankie avait découvert qu’il était plus simple de jouer le jeu ; par certains aspects, c’était même plutôt marrant.

— Un envers en forme d’icosaèdre, hein ? relança-t-elle. S’il est contenu dans la sphère, est-ce qu’il contient aussi un dodécaèdre qui contient un octaèdre qui contient un cube qui contient une pyramide ?

Harry retira l’otoscope de son oreille et fixa longuement Frankie, ses yeux luisant maintenant de curiosité, trop vifs pour leurs orbites de squelette. Mais il dit seulement :

— Remontez votre manche, s’il vous plaît.

Frankie obéit et offrit le bras au tensiomètre. L’infirmerie ressemblait à un hôpital de campagne du tiers-monde : sol de terre battue, ventilateur au plafond, et aux murs des étagères branlantes exhibant des échantillons de matériel datant des trois dernières décennies. Le vertige surprit Frankie lorsqu’elle détailla des idéogrammes chinois et quelques logos américains sur le couvercle d’une caisse et l’étiquette d’un stock de gants en latex ; le moindre indice étayant la théorie fumeuse du « non-lieu » avait encore l’effet d’un électrochoc.

— Vous nous avez fait une sacrée frousse, reprit Harry. Quand Amelia a appelé sur le canal commun… Elle a bien cru qu’on ne vous retrouverait pas. Heureusement que Levi a pris les choses en main.

Oui, gloire à lui…

— Elle a aussi cru que j’allais me faire dépecer par « Eux » ? Levi en a parlé.

— Hm ?

Frankie avait peut-être le cerveau en chou-fleur, mais cet air ingénu ne l’aurait même pas trompée dans le noir.

— C’est qui ? insista-t-elle. D’autres rescapés ?

Il leur avait fallu plus de trois heures à bord d’une antique Jeep de l’U.S. Army pour rallier ce que Levi avait présenté comme « la communauté » : un village ceint par des palissades hérissées de barbelés où les poules et les enfants semblaient vivre leur meilleure vie. Une brochette d’inconnus les avait accueillis sur la place centrale et le repas qu’on avait servi à Frankie n’avait pas tout à fait suffi à lui faire oublier le comportement de Levi durant le trajet : mâchoires serrées, doigts blanchis, yeux glissés sur l’épaule à chaque bosquet dépassé.

— Pooja vous dirait que ce sont des dieux, répondit finalement Harry. Charles que ce sont des sauvages. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils étaient là avant nous, et que sans Levi, nous serions probablement encore en train de courir pour échapper à leurs flèches.

Frankie n’avait pas la moindre idée de qui était Pooja ou Charles, et elle n’était pas certaine de vouloir découvrir lequel des deux avait raison au sujet d’Eux. Plus rien ne l’amusait, dorénavant.

— Qu’est-ce que c’est ? lâcha-t-elle en repoussant le bol empli d’un onguent puant dont Harry s’était emparé.

— Des feuilles de poivrier. Pour désinfecter.

Elle le laissa tartiner ses jambes et ses bras qui, sous une épaisse couche de boue séchée, s’étaient révélés zébrés d’égratignures.

— Vous suivez un traitement pour une maladie chronique ? s’enquit Harry entre deux applications délicates. Une affliction quelconque que je devrais connaître ? Infection transmissible ? Grossesse ?

Frankie songea à Rick et fit non de la tête.

— D’accord, répondit Harry. Eh bien, vous voilà comme neuve. Vous pouvez monter. Comme hier, dans la grande pièce.

— Que… Quoi ?

— Pour le rendez-vous ?

Elle croyait en avoir fini des affrontements après son interrogatoire de la veille où, devant la même brochette d’inconnus, Frankie avait dû relater sa « traversée » dans les moindres détails pendant qu’on lui farcissait la bouche de crème de maïs et de fruits de la passion. Qu’est-ce que ça allait être, cette fois ? Elle voulait seulement regagner sa cabane, se rouler en boule et prier pour que le cauchemar s’achève.

Harry se lavait maintenant les mains au robinet de jardin qui tenait lieu de lavabo ; en fixant sa nuque coiffée de boucles brunes, Frankie tenta d’évaluer ses chances de l’assommer à coup de tabouret avant de se carapater.

— À demain ! lança-t-il joyeusement alors qu’elle prenait la sortie de l’infirmerie.

Chaque marche gravie lui demanda plus d’énergie qu’elle n’en avait, mais Frankie parvint à se traîner jusqu’à la salle du conseil, déserte, où elle s’assit pour attendre le verdict. Un homme entra après quelques minutes, mais Frankie ne leva pas le nez de ses mains jointes : du coin de l’œil, elle avait discerné une silhouette trapue et de pâles cheveux roux – cet intrus n’était pas celui qu’elle redoutait.

— Un remontant ?

Le nouveau venu déposa une bouteille et deux verres dépareillés sur la table, puis s’installa face à Frankie, qui avait déjà reconnu son accent, décrypté l’étiquette du whisky et flairé le traquenard.

— Je ne le sors qu’en de grandes occasions, reprit l’homme. Vous n’imaginez pas comme il est rare que les gens basculent dans l’icosaèdre avec un bon cru dans leurs bagages. Et je désespérais de pouvoir un jour le partager avec un compatriote.

Frankie se résigna à l’observer. La cinquantaine, le front haut, les yeux d’un bleu de lac, les joues grêlées de cicatrices d’acné ou d’engelures qui semblaient dessiner un parcours, presque une carte, il aurait paru Irlandais même sans parler.

— Je m’appelle Francis, dit-il.

Elle pouffa.

— Moi aussi. Mais je préfère Frankie.

Elle s’aperçut qu’elle souriait encore et s’empressa de corriger cette grossièreté. Le rictus de Francis traçait une mince fossette au coin de sa bouche, mais il ne fit aucun commentaire et se contenta de dévisser le capuchon du Bushmills pour leur servir de grandes rasades aux chatoyants reflets de miel.

— Sláinte, lança-t-il en levant son verre.

— Sláinte, répondit Frankie.

Elle trempa les lèvres, fit rouler le liquide sur sa langue et laissa l’alcool la réchauffer de l’intérieur.

— D’où venez-vous, alors ? demanda Francis.

— Ennis. Et vous ?

— Banbridge, comté de Down.

— Ah, l’Ulster. On n’est pas vraiment compatriotes, alors.

— Comment ça ?

— Vous Irlande du Nord, moi République ?

— République ?

Frankie se remémora les élucubrations de Levi au sujet de l’improbable longévité des prisonniers de l’icosaèdre et elle regretta ses mots avant même qu’ils ne franchissent ses lèvres :

— Vous… Vous avez basculé quand ?

— 1848.

— Ah. Eh ben… l’île a été coupée en deux, dit Frankie avec une désinvolture de façade. La majorité de l’Ulster est restée dans le Royaume-Uni et le sud a pris son indépendance. À peu près cent ans après vous. Je vous préviens, les royalistes et moi, on n’est pas copains, même si leur whisky est pas mauvais.

Elle avala le sien d’un trait et manqua de s’étrangler en découvrant l’expression de Francis, fermée, vacante, alors qu’il faisait tourner son verre intact du bout du doigt. La main de Frankie tremblait, désormais, et une nouvelle vague de nausées lui soulevait l’estomac tandis que son impression de déjà-vu l’entraînait de l’étourdissement au tournis. Ce teint, cet accent, cette tristesse, elle les connaissait. C’était ceux d’un autre homme, jadis, à l’heure du pastis.

Frankie voulut profiter de la stupéfaction de Francis pour prendre une deuxième dose d’anesthésiant, mais des coups contre la porte la freinèrent dans son élan. La seconde suivante, Levi entrait.

— Merci, Francis, tu peux nous laisser.

Ce dernier versa son verre dans celui de Frankie, remballa sa bouteille et se retira, mais Levi attendit que l’écho de ses pas se soit évanoui dans le bruissement des palmes et le chant des grillons avant de s’asseoir à la place qu’il avait occupée.

— Vous allez mieux ? demanda-t-il finalement.

Il ne la regardait pas vraiment, mais un point entre son nez et le néant. Frankie se sentait transparente, et ridicule, parce qu’elle était tombée dans le panneau de ce petit préambule irlandais censé l’adoucir et la réconforter. Elle serra les dents.

— Bon – Levi ouvrit un carnet et fit cliquer son stylo bille. J’aurais besoin de votre état civil, de connaître vos études professionnelles ou supérieures ainsi que le métier que vous exerciez dans la sphère. N’hésitez pas à compléter avec d’autres domaines de compétences, un talent quelconque ou tout ce qui pourrait vous sembler utile.

— C’est un entretien d’embauche, ou quoi ?

— Pour vivre au sein de la communauté, il faut contribuer. Nous devons savoir quels champs vous maîtrisez et quelle plus-value vous pouvez apporter afin de vous attribuer des tâches où vous serez la plus à l’aise et productive possible.

— Au risque de me répéter : je ne veux pas vivre au sein de la communauté. Je veux rentrer chez moi.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? répéta Frankie.

— Qu’est-ce qui vous attend, là-bas ?

La réplique acerbe de Frankie mourut sur sa langue, car Levi la scrutait maintenant sans détour, sans ironie, avec une authentique curiosité et une compassion qui disait peut-être « J’aimerais rentrer aussi » ou peut-être « À quoi bon ? ».

Frankie ne savait pas quelle vie attendait Levi dans la sphère, mais la sienne lui apparaissait avec clarté. Son père. Son père avait besoin d’elle. Ou voulait-elle s’en convaincre ? S’en consoler ? Elle avait quitté le domicile familial depuis trois ans et les blessures laissées par leurs aurevoirs déchirants avaient presque cicatrisé. Qui d’autre, alors ? Ou quoi ? Rick ? Ses rares connaissances de la fac ? Son appartement à Galway ? Ses angoisses universitaires et son avenir incertain ? Ses vendredis soirs en compagnie d’amis qui n’étaient pas les siens ?

— Plus vite vous accepterez la situation, mieux ce sera, lâcha Levi, qui ne masquait plus son impatience.

— Mieux pour vous ?

— Pour tout le monde. Nous avons tous subi la même épreuve, voire bien pire. Nous vous offrons la civilisation, la sûreté, l’abri, la nourriture, alors que la plupart d’entre nous ont dû fuir, se battre et se cacher pour survivre pendant de très longues années. La moindre des choses serait d’exprimer un semblant de gratitude. Mais si vous vous entêtez, laissez-moi reformuler : vous allez contribuer. Alors ?

Frankie s’efforça de déglutir aussi discrètement que possible avant de répondre :

— J’étais sur le point de finir une licence d’ingénierie mécanique. Je bricole un peu à côté. J’ai été serveuse pendant deux étés et baby-sitter depuis le lycée. Je possède aussi deux talents : celui de me faire des copains partout où je vais et celui de tirer au fusil.

Levi cessa d’écrire mais ne leva pas les yeux de son carnet. Paupières plissées, Frankie sourit.

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EryBlack
Posté le 02/06/2021
Coucou ! <3
J'ai été de nouveau un peu paumée temporellement, comme je reprends la lecture après une pause, mais cette fois j'ai fait ce qu'il faut et comme avec un livre de papier, j'ai remonté quelques chapitres. Je vois mieux, du coup, et j'ai bien en tête le paradoxe de Frankie-2018 qui enquête sur l'icosaèdre alors que Frankie-2011 est tombée dedans. Franchement ? Ça ne fait que développer mon admiration pour ta capacité à concevoir des intrigues, parce que tout ça est si tentaculaire ! Je me demande quelle forme ça a pu prendre dans ton esprit. Tu avais un carnet, quelque chose de visuel pour représenter tout ça ? C'est fou quoi, en tant que lectrice j'ai l'impression que j'ai du mal à faire tenir toutes les composantes de l'histoire dans ma tête, et cette frustration me fait paradoxalement adorer ma lecture (un peu le même effet que The Expanse : c'est immense, c'est précis, c'est fou ; je suis paumée à chaque début de tome et j'aime ça), mais du coup ça me questionne sur comment ça se passe de ton côté, dans ta tête (fais des captures d'écran de ton cerveau stp ?).
Bon. Élucubrations mises à part, c'est un chouette chapitre. Assez simple mais ça fait du bien, ça stabilise, on re-présente quelques personnages... C'est habile ! Et ce camp à la vibe un peu ZAD me plaît à fond, j'espère qu'on aura l'occasion de découvrir comment il est organisé et comment Frankie pourra s'y installer.
Rien à redire ! C'est vraiment un plaisir à lire. À très vite pour la suite, je veux profiter du marathon de lecture pour bien avancer <3
Dan Administratrice
Posté le 13/08/2021
Coucou, vous.
Je reprends les commentaires après une pause aussi, alors je vais essayer de retrouver le fil x'D

Tentaculaire oui, c'est le mot, ça m'a fait quelques nœuds au cerveau (et encore, dans la version initiale, y avait des histoires de décalage temporel entre l'icosaèdre et notre monde, comme si les choses étaient pas assez compliquées...). C'est pas garanti que je me sois pas foirée quelque part, d'ailleurs x'D

A la base je me suis fait une frise, mais c'était surtout pour fixer les choses dans ma tête et je m'en suis assez peu servi par la suite. Sinon j'ai un genre de classeur sur ordi pour noter les grandes lignes, et évidemment une carte de l'icosaèdre, qui m'a sauvé la vie.

J'espère qu'au fur et à mesure ça va quand même s'éclaircir et se mettre en place pour toi :/ Ça peut vite devenir hyper frustrant.

Pour ce chapitre j'ai essayé de reprendre quelques bases vues par les yeux de Célestine en partie 1, et de montrer un peu autre chose. Vibe un peu ZAD c'est complètement ça xD

Merci encore pour ta lecture et tes commentaires, et désolée pour mon retard à répondre ><"
Kevin GALLOT
Posté le 06/05/2021
"Un envers en forme d’icosaèdre, hein ? relança-t-elle. S’il est contenu dans la sphère, est-ce qu’il contient aussi un dodécaèdre qui contient un octaèdre qui contient un cube qui contient une pyramide ?"

excellent la réplique !!!

je lis la suite
Dan Administratrice
Posté le 11/05/2021
Je me laisse la place pour écrire "Souvenirs du dodécaèdre" et "Souvenirs de l'octaèdre" un jour :p
Kevin GALLOT
Posté le 12/05/2021
oui ça sonne mieux que souvenirs du cube :D
Et "souvenirs de la pyramide", on pourrait confondre avec un blog de touristes en Egypte :D
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