10 - A time for love

Vendredi 4 novembre. L’Excel London avait attiré petits et grands autour de cette exposition relatant le conflit le plus meurtrier du siècle passé. Certaines salles avaient été savamment éclairées afin de mettre en valeur les pièces d’artillerie, les uniformes d’époques et les photographies grand format présentés au public. D’autres parties du complexes étaient obscures et avaient été transformées en salles de cinéma pour l’occasion. Des vidéo projecteurs passaient des images d’archives, tandis que la voix d’un narrateur et les sons sinistres des batailles résonnaient dans les salles et les esprits.

Le complexe était immense, et le nombre de personnes ne diminuait pas. À la fin de la journée, tous avaient convergé vers la plus grande salle ; une vingtaine de rangées de chaises s’alignaient, faisant face à une tribune surélevée et éclairée d’un halo. Toutes les places assises étaient prises, et beaucoup de visiteurs se tenaient debout. Léonie était de ceux-là, mais elle s’en fichait. Elle écoutait les paroles du vieil homme qui parlait au micro devant ces masses silencieuses, comme s’il s’agissait là du trésor le plus précieux que l’évènement avait à montrer.

— Laissez-moi vous ramener soixante-seize ans en arrière. À l’époque qui a vu naître la plus grande génération de héros de notre passé commun.
Oliver Brown était un homme digne. Le poids des années et des épreuves lui pesait, mais sa posture restait solennelle. Il se tenait droit dans son costume noir et sa chemise blanche, ses yeux clairs englobant la foule tout en contemplant quelque chose de plus lointain.

— D’aucuns diront que ce n’était pas un temps pour aimer. Mais je puis vous assurer que ces gens ont tort. Jamais dans ma vie je n’ai connu de plus fort sentiment de camaraderie, d’amitié, de fraternité que durant ces temps sombres. J’y ai même connu l’amour.

Sa voix peinait à s’ancrer, avait sans doute perdu de sa superbe et de sa profondeur avec le temps, mais elle était emplie d’un mélange de sagesse et de tristesse. Son timbre avait cela en commun avec celui de Lester. Sur son torse brillait une médaille tenue par un ruban aux couleurs de l’Angleterre.

Oliver Brown avait combattu en France, sur le front de l’Est à partir de 1939. Sa frustration due à l’inactivité et l’impuissance des troupes à cette période s’était muée en un abattement résigné, qui transparaissait dans son discours.

— Nous avons beau être vus comme des héros aujourd’hui, disait-il, nous avons manqué bien des occasions d’être héroïques. C’est sans doute pour cela que certains d’entre nous sont en vie.

Léonie n’avait rien vécu de cette période sombre. Ses propres grands-parents n’avaient été impliqués qu’en tant que civils de la France Occupée. Cependant, elle trouvait l’ancien soldat un peu dur avec lui-même. Ou peut-être trop humble, elle ne savait pas.

— Quoi que nous puissions en dire, termina le vétéran en redressant sa posture qui s’était peu à peu affaissée, nous sommes les héros d’hier aux yeux de la nation. Nous vivons nos derniers souffles, nos dernières joies et nos dernières peines. Je ne laisserai pas un monde parfait derrière moi, mais je suis heureux… Car j’aime me dire que mes actes et ceux de mes frères d’arme ont contribué à le rendre meilleur.

Quelque chose chatouilla la joue de Léonie. Elle y passa ses doigts, et les retira humides. Baissant la tête, elle se hâta de faire disparaître toute trace de larmes le plus discrètement possible. C’était sans doute stupide, mais elle refusait d’être la seule à laisser ses émotions déborder au milieu d’une telle foule. Même si elle se doutait que d’autres se trouvaient dans le même état.

— C’est normal, fit une voix sur sa droite. Laisse-toi aller.

Elle sursauta et se retourna.

— Lester ! s’exclama-t-elle avec un sourire. Je pensais pas que tu viendrais.

— Je viens d’arriver.

Il resta immobile, les yeux vers la tribune, tandis que Léonie utilisait subtilement le couvert de son épaule pour essuyer son visage d’un revers de la main.

— Donc… Tu es venu pour écouter Oliver Brown, devina-t-elle.

Lester hocha la tête. Après un tonnerre d’applaudissements solennels, les visiteurs commencèrent à se lever et se diriger vers la sortie au fond de la salle. Léonie attendit que son ami fasse de même, mais il restait planté sur place, les mains croisées derrière son dos droit. Son regard suivit celui du jeune homme, et elle remarqua Oliver Brown. Ce dernier était descendu de la tribune avec l’aide de deux personnes. Désormais debout à quelques pas de l’estrade, il se tenait aussi immobile que Lester. Malgré la foule en mouvement autour d’eux, le vieil homme les fixait, eux. Plus exactement, lui et Lester se fixaient, et les prunelles de l’ancien soldat devinrent rondes comme des soucoupes.

S’appuyant sur sa canne, il fit quelques pas dans leur direction. L’homme et la femme qui le soutenaient lui lancèrent un regard interloqué, mais l’accompagnèrent. Légèrement en retrait, Léonie regarda tour à tour Oliver Brown et son ami ; ce dernier ne bougeait pas d’un cil. Ses yeux ne quittaient pas ceux du vétéran, toujours voilés par cette inexplicable tristesse, plus remarquable que jamais, plus semblable que de raison à celle qui habitait les traits ridés d’Oliver Brown.

— Oh mon Dieu… souffla celui-ci d’une voix à peine audible.

Il s’arrêta face à Lester. Sa main droite resta sur sa canne, tandis que sa paume gauche se levait en tremblant. La main pâle du jeune homme vint à sa rencontre. Il souriait légèrement, désormais.

— Je suis Lester, se présenta-t-il. Le petit-fils d’Albert Carrel.

Oliver Brown avait les larmes aux yeux. Léonie se tenait à l’écart, dans un silence à la fois stupéfait et respectueux. Depuis leur dispute au sujet de l’uniforme retrouvé de son grand-père, ils n’avaient pas reparlé de cela. Elle ignorait toujours pourquoi le patronyme de son ami était si différent de celui de son ancêtre, mais elle ne posa pas la question à voix haute.
Le vétéran abandonna sa canne à son accompagnatrice pour serrer chaleureusement la main de Lester entre ses deux paumes.

— Tu ressembles tellement à ton grand-père, fiston.

Lester recouvrit les phalanges d’Oliver Brown de sa seconde main.

— Nous ne faisions pas partie du même bataillon, poursuivit le vieil homme d’une voix débordante d’émotions, mais Albert était mon frère. Mon ami. S’il n’avait pas été là, je serais mort.

Lester hocha la tête, le regard et le sourire emplis d’un trouble plus profond encore.

— Vous avez de la chance de l’avoir connu. Ce n’est pas mon cas.

— Je parcours souvent les tombes, à la recherche d’une croix blanche à son nom. Je ne l’ai jamais trouvée. D’un côté, je me sens soulagé, car cela veut peut-être dire qu’il est encore en vie. Mais je ne l’ai jamais retrouvé parmi les vivants, non plus. Savez-vous ce qu’il est devenu ?
Il y eut un silence. Léonie, Oliver Brown, tout comme l’homme et la femme qui accompagnaient le vétéran fixèrent Lester en attendant sa réponse. Celui-ci baissa les yeux.

— Non. Je ne sais pas. Je… j’espérais que vous m’en diriez plus.
Le visage marqué d’Oliver Brown s’abaissa à son tour tandis que ses paupières se fermaient. Il chancela, et ses deux accompagnateurs furent à ses côtés en un instant pour le soutenir. La femme prit la parole :

— Excusez-nous, mais nous devrions prendre congé. Mon père est fatigué.

Lester approuva d’un hochement de tête et retira ses mains de celles du vieil homme. Ce dernier trouva néanmoins la force de regarder devant lui.

— Je suis ravi d’avoir rencontré la descendance d’un homme si cher à mon coeur. Si un jour vous passez par Finchley, vous êtes le bienvenu dans ma demeure. Peut-être avons-nous encore des choses à nous dire.

Les mots sortaient avec difficulté, presque dans un souffle. L’émotion était sans doute tout aussi coupable que la fatigue après cette journée d’exposition et de commémoration.
L’ancien soldat s’éloigna, soutenu par ses enfants. Lester se détourna un peu rapidement ; Léonie vit sa main effleurer son visage d’un geste vif et discret. Elle lui emboîta le pas et songea à faire preuve d’ironie en lui suggérant de laisser ses émotions déborder, mais elle se tut. Elle ne comprenait pas pourquoi Lester attachait autant d’importance à Oliver Brown. Ce ne devait être que le reflet de l’importance qu’il accordait à son grand-père, un homme qu’il n’avait, d’après ses dires, jamais connu. Le mystère était trop épais pour que Léonie ait envie de plaisanter, mais une toute autre idée remplaça son envie de détendre l’atmosphère.

Oliver Brown semblait si attaché à Albert Carrel. Il serait certainement ravi d’apprendre que l’uniforme et les effets personnels de son ancien camarade avaient été retrouvés. Il les accueillerait dans sa famille. Tout ce qu’il lui restait à faire était de recontacter John O’Brien ; ce dernier n’avait donné aucune nouvelle depuis plusieurs jours.
Un sourire se mit à flotter sur ses lèvres ; elle savait désormais à qui confier ces reliques. De plus, elle le ferait en respectant la volonté de Lester ; aucun de ces objets ne serait gardé chez eux.

 

# # #

 

Quelques jours après le coup de feu à Richmond, le Oakes Antiques et ses commerces voisins avaient rouvert leurs portes. Léonie s’était sentie mal à l’aise en garant la voiture dans cette même rue et en marchant jusqu’à la boutique pour en lever le rideau de fer. Maintenant qu’elle était à l’intérieur, elle se sentait protégée, comme dans un cocon où rien ne pouvait lui arriver.

À midi dans la salle de pause, la jeune femme vérifiait les notifications sur son téléphone portable après chaque bouchée de son déjeuner. Celles qui ne l’intéressaient pas étaient immédiatement supprimées d’un glissement du doigt sur l’écran. "Instagram : fifou36 a publié du contenu", "Actualités : une femme retrouvée morte sur son lit d’hôpital en pleine nuit, vidée de son sang". Léonie frissonna. Elle n’avait pas besoin de ce genre de nouvelles en ce moment.

Elle attendait des nouvelles de John O’Brien. Celui-ci n’avait pas répondu à son message de relance. L’homme avait certainement une vie, plus ou moins remplie, comme tout le monde, mais quand même. Il avait affirmé pouvoir lui apporter l’uniforme à la boutique. Elle espérait qu’il n’avait pas tenté de venir durant ces trois derniers jours, pendant lesquelles le Oakes Antiques était resté fermé.

Lorsque Léonie sortit de la salle de pause, elle retrouva une jeune femme un peu plus âgée qu’elle assise sur le vieux canapé fleuri aux accoudoirs dorés. Brune, les yeux pétillants derrière ses lunettes rondes, elle discutait avec Joshua. Ce dernier se retira à l’arrivée de la gérante, qui adressa un grand sourire à la nouvelle venue.

— Rachel ! s’exclama-t-elle en contournant le comptoir pour venir saluer son amie d’une étreinte. Je t’attendais pas si tôt.

— Désolée de ne pas être passée directement chez toi, mais tu sais, le boulot.

— Ne t’en fais pas, tes messages m’ont fait du bien. Tu es là pour les trois originaux d’Armand Berton ?

— Oui, si tu les as.

— Une minute.

Léonie traversa la boutique de son pas aérien et se rendit dans la réserve. Elle en dénicha un petit carton plat soigneusement fermé, au contenu rembourré de papier bulle et de plaques de polystyrène. Rachel la remercia chaleureusement lorsque Léonie déposa le paquet sur le comptoir.

— Au fait, comment va Lester ? Il me semble qu’il était aussi dans les parages le jour du coup de feu, c’est ce que tu m’as dit.

— Oui, avec Cole. L’un est toujours nerveux, l’autre vit déjà sa vie comme si rien ne s’était passé. Je te laisse deviner lequel.

Rachel soupira, mais elle souriait.

— Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences. Ton colocataire est plus solide qu’il en a l’air. En plus, t’as rien à craindre à vivre avec lui, il est gay.

Léonie pouffa. Elle savait très bien que son meilleur ami n’était pas homosexuel ; sa bisexualité n’était plus un secret pour elle depuis bien longtemps. Pourtant, Lester n’avait jamais fait la moindre allusion, ni le moindre geste, remettant en question leur amitié. Contrairement à leur entourage.

Rachel finit par quitter la boutique, et les visages s’enchaînèrent tout au long de la journée. C’était un vendredi mouvementé. Les habitués venaient chercher une commande en particulier, ou tout simplement pour voir ce que le Oakes Antiques avait de nouveau dans sa caverne aux merveilles. Bien sûr, chaque nouveauté était une vieillerie de plus. Un ancêtre de quelque sorte avec une histoire à raconter.

Puis, à dix-sept heures cinquante-six, alors que Léonie s’apprêtait à fermer boutique, la clochette tinta. Elle se retourna vers l’homme qui venait d’entrer ; il était seul. Un grand homme d’âge mûr, vêtu d’un long pardessus délavé. Une barbe blanche et fournie lui mangeait la moitié du visage, et des prunelles gris orage posèrent sur Léonie un regard stoïque. Le léger sourire qu’il lui adressa adoucit instantanément ses traits.

— Bonjour. Désolé de ne pas avoir répondu à votre message, mais j’ai été très occupé ces derniers jours. Vous êtes bien Léonie Beauclaire ?

La jeune femme avisa le carton qu’il tenait entre ses mains et son sourire s’agrandit.

— Oui ! Et vous devez être John O’Brien ?

— C’est cela. J’étais de passage à Richmond, alors je suis venu vous déposer les affaires du sergent Carrel. J’espère que je ne vous retarde pas trop.

— Oh, non ne vous en faîtes pas ! Vous avez bien fait.

— Très bien. Si ce n’est pas indiscret, comment a réagi votre ami en apprenant la nouvelle ?

— Oh, il était très… surpris. Mais très content de retrouver quelque chose qui appartenait à son grand-père.

— Je vois. Eh bien, transmettez-lui ceci, avec mes amitiés.

— Je n’y manquerai pas. Merci à vous !

John O’Brien la salua respectueusement, puis se détourna et fit à nouveau tinter la clochette lorsqu’ils quitta le Oakes Antiques. Léonie fixait le carton posé sur le comptoir, sans oser l’ouvrir. Son coeur battait la chamade. Il ne lui resterait plus qu’à rendre visite à Oliver Brown pour lui confier ce paquet. Pour le moment, elle s’en saisit avec précaution et le plaça dans son propre casier, qu’elle verrouilla. Quelques minutes plus tard, elle abaissa le rideau de fer et rejoignit sa voiture à pas rapides sous une pluie fine et glaciale.

 

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Rachael
Posté le 02/12/2022
Hello,
Désolée de ne pas m'être arrêtée plus tôt pour commenter, mais j'étais happée par l'histoire (ce qui est déjà un retour très positif !!).
Jusqu'ici tout se tient bien, avec ce qu'il faut de noirceur inhérente au sujet, mais avec aussi de l'empathie pour ton personnage (La narration en point de vue interne aide à cela). Tu réussis à rendre vraisemblable le personnage de Léonie, alors que bon, avoir un coloc qui dort dans la cave, c'est un peu chelou quand même, et cela aurait pu paraître invraisemblable qu'elle accepte sans rechigner les bizarreries de son coloc. Mais là, ça passe bien, on se dit juste qu'au bout d'un moment, ça ne va plus le faire (car elle n'est pas idiote non plus, juste trèèèès loin d'imaginer la vérité).
Bon, donc j'ai fortement apprécié ces premiers chapitres, et si j'ai vu passer quelques coquilles (pas notées , désolée), il n'y a rien de bien méchant. (ah oui, en voilà une : parti au lieu de partie plusieurs fois)
En revanche, c'est au stade de l'attaque que j'ai tiqué. Lester est fin et habile, il sait couvrir ses traces (même si un vampire à Londres au XXI siècle, ce serait quand même difficile à cacher, dans la réalité...) et il sait quoi faire pour se protéger. Là, il est clairement découvert et il le sait: il sait que la balle était pour lui. De plus, l'attaque se passe juste devant la boutique de sa coloc, une coincidence un peu trop belle. Lester se doit de supposer que l'attaquant sait où il habite, ou au moins il se doit de penser qu'il y a une probabilité non nulle qu'il sache où il habite.
Bref, tout ça pour dire que cela devrait être le signal pour lui de disparaître. Il se met en danger, et il met Léonie en danger également. Pour moi, ça ne le fait vraiment pas qu'il continue à vivre comme si de rien n'était. Si tu veux qu'il continue à vivre dans son appart avec Léonie, je te suggère humblement de déplacer cette scène de l'attaque à plus tard...
Voilou, sinon, je signe quand même pour la suite, mais pour moi, y a un souci dans le scénario, là !
Hortense
Posté le 30/10/2022
suite,
Beaucoup d’émotions dans ce chapitre où tout semble être rentré miraculeusement dans l’ordre. Oliver Brown est la dernière surprise de la journée pour Léonie, la question en suspens est : qui est réellement Oliver Brown ?
Je poursuis…
Hortense
Posté le 30/10/2022
Lorsque je suis dans une histoire, j'aime la lire rapidement pour ne pas perdre le fil. Tu vous laisses là dans une grande attente. J'ai hâte de découvrir la suite !
A bientôt
Vous lisez