Épilogue

Lorsque Lys se rendit à l’Amphithéâtre, il était encore tôt. Accroupi dans l’ombre de la tour nord, entouré de sa capeline sombre, il attendait que le soleil se lève et que les premiers candidats s’installent dans les gradins.

Ils furent parmi les premiers à traverser l’arène et à se rejoindre. Il les regarda interagir entre eux. Il les analysa. Comment n’avait-il pas remarqué plus tôt ? 

La voix du héraut de l’empereur, une petite femme d’origine mushadin que Lys connaissait bien, résonna dans l’Amphithéâtre. L’espion se plaqua contre la tour, espérant disparaître. Si elle l’apercevait… Mais Qiuli ne tourna même pas la tête dans sa direction. D’une voix forte, elle annonça la déesse Laosha et sa Donneuse. 

Lys ne put s’empêcher de faire une moue de dégoût. Il n’aimait pas les dieux, et ne supportait pas la dernière fille de Maëlan à cause des valeurs qu’elle portait : noblesse du sang, austérité des émotions, règne des apparences. Une mesure factice qui bridait les êtres. Lys était aux antipodes de tout cela. 

Zaora Za’i s’avança et annonça la première épreuve. 

Bientôt, vous n’aurez plus à subir leur courroux. Vous aurez le droit d’exister. 

— Le dernier cycle d’épreuves s’ouvre aujourd’hui sous les auspices de la déesse Laosha. 

Lys observa les candidats lorsqu’on leur annonça l’épreuve du jour. Les Mushadins acquiescèrent, et la plupart des autres candidats ne semblèrent pas avoir peur. Pauvres fous. La rigueur de Laosha était redoutable.

Il patienta jusqu’à ce que la dernière équipe soit sur l’arène. Puis, une fois qu’il les avait vus à l’œuvre, il se décida à agir. Lys descendit le masque sur son visage et posa la petite bombe que Faëki lui avait donnée quelques heures plus tôt. Il enclencha la minuterie selon les instructions qu’il avait récitées à son ami. Comme l’attention était concentrée sur ce qui se passait en bas, personne ne vit une ombre dévaler les gradins. Il se jeta entre deux bancs de pierres quand l’explosion retentit, puis se releva prestement. La Tour Nord s’était écroulée et la poussière avait envahi l’arène. Des cris d’effroi retentirent. Lys attrapa deux personnes et les tira par le bras : l’Alayi et le Thaelin. Il posa un doigt sur l’endroit de sa bouche, caché derrière le masque, et entreprit de chercher les deux autres, mais un Thaelin avait joué de sa maîtrise pour souffler le nuage de sable et de débris de pierres. Il se retint de jurer. 

Lys entraîna les deux adolescents à sa suite dans les décombres de la Tour Nord avant qu’on s’aperçoive de sa présence. Il viendrait chercher les deux autres plus tard. 

Une explosion. La terre trembla. Peon fut projeté à terre. Quand les secousses cessèrent il se releva et toussa. Ses yeux le piquèrent. Le vent d’un Thaelin se propagea dans l’arène, il aurait presque pu jurer que c’était Danaël, mais…

Un coup d'œil à à sa droite, par-dessus son épaule, l’informa que Danaël avait disparu. Il l’appela, le cœur affolé, sans obtenir de réponse, et le chercha dans la fumée.

— Mala ! cria Aomi.

L’angoisse, sourde, envahit Peon. La Tour Nord s’était complètement écroulée. Plusieurs concurrents avaient été touchés par les pierres et s’étaient effondrés dans le sable. Peon n’y prêta pas d’attention : il fit quelques pas en direction des ruines pour chercher. Aomi lui tira la manche.

— Ils ne sont plus là, souffla-t-elle.

Il s’arrêta, d’un seul coup vidé.

— Tu crois que… 

Aomi opina avant qu’il ne finisse sa phrase. 

— Alors pourquoi on est toujours là, nous deux ? chuchota Peon.

Elle n’eut pas le temps de lui répondre : des organisateurs venaient de les attraper de force et les sortaient de l’Amphithéâtre. 

Aomi suivait le mouvement. Avec les autres candidates mushadins, moins d’une dizaine, elle traversait Urbaïs, encadrées par des soldats impériaux et quelques soldats de la garde rapprochée de Laosha. Devant elle, la déesse marchait d’un pas vif, suivie de près par Zaora, et son air hautain ne cachait plus la méfiance et la peur qui l’habitait. À chaque fois qu’un habitant ne respectait pas la distanciation physique, un simple coup de menton suffisait pour que l’un de ses gardes le tabasse.

Ils n’avaient pas prévu ça. 

Elles avaient été les premières à quitter l’Amphithéâtre. Laosha avait distribué des ordres au héraut et aux organisateurs avant de s’éclipser avec ses Filles. Alors qu’un organisateur ramenait Aomi vers son groupe, Laosha l’avait regardée avec mépris. La guerrière avait fait de même. Finalement, la déesse s’était retournée et avait ouvert la marche. 

Alors qu’elles traversaient les rues, Aomi tendait l’oreille. 

— Il y a eu une autre explosion dans le quartier des marchands, un entrepôt. 

— Des victimes ? 

— Des blessés, je crois. 

Elles parvinrent dans les quartiers mushadins, reconnaissables à leur plan orthonormé et la végétation abondante. Le palais de Laosha se découpait dans le paysage. 

Ils vont nous enfermer, compris Aomi. 

Elle serra les dents.

Parvenue à la porte qui s’ouvrait déjà, Laosha s’adressa à ses Filles : 

— Tant que la lumière ne sera pas faite sur ce qu’il s’est passé à l’Amphithéâtre, vous résiderez ici, sous ma protection. 

Sous ta surveillance, plutôt.

Mala fatiguait. Elle courait dans les sous-sols de l’Amphithéâtre, à côté de Danaël qui avait lui aussi du mal à tenir l’allure. L’ombre qu’ils suivaient évoluait avec grâce, sa capeline voletant derrière elle, comme si elle connaissait les lieux par cœur. La seule lumière qu’il y avait, c’était elle qui la transportait, une minuscule lampe à huile aussi grosse qu’un poing fermé. Danaël chuta sur un obstacle rendu invisible par l’obscurité. 

— Attendez ! cria Mala. 

L’ombre s’interrompit. Elle se retourna : son visage dissimulé sous un masque blanc décoré d’arabesques noires se pencha. Mala appuya ses mains sur ses genoux, complètement à bout de souffle.

— Il… sa jambe… 

Danaël se releva péniblement, crachotant un peu de poussière. L’ombre revint vers eux et l’aida à se remettre debout. 

— Qui êtes vous ? demanda Mala. 

Une voix déformée par un mécanisme, certainement dans le masque, lui répondit : 

— L’une des personnes que vous cherchez. 

Danaël et Mala échangèrent un regard. L’ombre reprit son chemin à une allure plus modérée : Mala sentait sur sa peau une humidité plus lourde. 

— Nous ne sommes plus sous l’Amphithéâtre, lâcha-t-elle. 

Le silence lui répondit. Devant eux, l’ombre s’était arrêtée : elle cherchait quelque chose dans le mur. Quand elle le trouva, un mécanisme ingénieux émit une plainte avant de révéler une petite ouverture. Elle les incita à monter les escaliers qui se trouvaient juste derrière. Ils obéirent sans même se consulter. Tout au bout, une porte en bois, sur laquelle Mala frappa. Elle entendit un loquet se défaire et les gonds grincer. La lumière l’aveugla. Puis un visage connu se matérialisa dans l’ouverture. 

— Issah ? 

Danaël se massa le genou. Il pensa à Peon et se demanda s’il avait échappé à l’explosion, sans pouvoir se détacher de cette idée pendant plusieurs minutes pleine d’angoisse. Comme si l’ensemble de ses méninges s’étaient mis en pause, il les sentait se remettre en service. Aussitôt, des questions se bousculèrent : que faisaient-ils ici ? Pourquoi les avait-on enfermés ? Ils n’avaient pourtant pas émis de résistance ! Aomi et Peon, pourquoi n’étaient-ils pas avec eux ? Quel était le rôle d’Issah, que Mala semblait connaître ? 

Mala s’était assise à même le sol, le visage dissimulé derrière ses genoux. Il savait que le choc émotionnel, par exemple un deuil, était gourmand en énergie. Sans doute dormait-elle. 

Danaël se leva avec précaution pour aller jusqu’à la porte de la petite pièce. Il actionna la poignée, mais la porte resta close. Il soupira. Qu’aurait fait Peon à sa place ? 

Du plat de la main, il frappa sur le battant de bois. 

— Eh !

Aucune réponse. Il tapa du poing et cria plus fort. 

— Qu’est-ce que tu fais ? s’affola Mala.

— Je perds patience ! 

Des pas claquèrent contre le plancher de l’autre côté : on inséra une clé dans la serrure. Danaël se recula juste à temps avant que la porte ne s’ouvre. 

Un beau jeune homme, des traits fins, des lèvres charnues et des yeux de la couleur d’un ciel d’été leur sourit. Il referma la porte avec douceur. 

— Qui êtes-vous ? 

— Je suis allé vous chercher à l’Amphithéâtre. 

— Pourquoi ? 

— Ne cherchiez-vous pas à nous rencontrer ? 

— Et Aomi et Peon ? 

Le visage du jeune homme eut une brève moue agacée. 

— Léger contretemps, les dieux ont enfermés leurs protégés dans leurs palais, il faudra un peu de temps pour aller les dénicher. Mais ne vous inquiétez pas, nous allons nous occuper d’eux. 

Danaël étudia le jeune homme : sa peau mate était trop sombre pour être celle d’un Orgoï, trop pâle pour être celle d’un Alayi. Ses yeux bleus donnaient l’impression qu’il était Thaelin, mais la grâce et l’économie de ses mouvements trahissait une éducation mushadin. La crinière de ses cheveux sombres rappelait celle de Peon, légèrement plus longue. 

— Lequel êtes-vous ?

L’inconnu leva un sourcil. 

— J’ai étudié les registres de recensement, expliqua-t-il en sortant son petit carnet. 

L’autre eut un rire aussi léger que celui de Lan. 

— J’ai disparu des registres il y a quelques années, maintenant. Mais tu as dû trouver un certain Lysandre. 

Danaël acquiesça lentement. Lysandre s’avança vers eux. Il tendit la main : une flamme naquit au milieu de sa paume ouverte, puis laissa la place à une légère liane qui s’enroula autour de ses doigts avant de flétrir. Une boule d’air y tourbillonna ensuite, avant qu’une vaguelette ne la chasse. Il referma le poing. 

— La Famille va avoir besoin de vous.